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Concert de Noël d'Olivier Latry à Radio France – Chaleur et humanité d'un programme magistralement français – Compte-rendu

On se souvient que, dans la tourmente des grèves à Radio France, le concert de Louis-Noël Bestion de Camboulas n'avait été ni diffusé en direct, ni enregistré (1). Bonne nouvelle : compte tenu de l'enjeu d'un tel projet – il s'agit de la transcription de la Première Symphonie d'Henri Dutilleux, commande de Radio France –, la direction de la programmation a finalement décidé que l'œuvre serait enregistrée à l'orgue Grenzing fin janvier afin d'être diffusée sur les ondes (en attendant une possible gravure discographique au côté, sans doute, de Jehan Alain et de Jean-Louis Florentz, peut-être aussi d'un Ravel transcrit, dont Dutilleux se sentait si proche) : ce ne sera certes plus « la première », à jamais perdue, mais le musicien-transcripteur entend mettre à profit le temps disponible pour parfaire son œuvre de titan, si complexe qu'il faudra une volonté d'airain pour, à un moment donné, décider d'un état « définitif » – ce que l'on entendit le 27 novembre ne méritait déjà que des éloges.

Pour son concert de Noël, Olivier Latry (photo) eut plus de chance. Si la soirée du 18 décembre n'a pas davantage été diffusée en direct comme prévu, elle a cependant été enregistrée et sera diffusée ultérieurement et/ou disponible en podcast. S'il arrive que l'infaillible virtuosité du musicien donne un sentiment de perfection brillantissime quelque peu glacée, à l'anglo-saxonne, univers dans lequel Olivier Latry évolue intensément, ce récital fut tout le contraire : merveilleux moment d'un musicien pour ainsi dire réhumanisé. Le vaste programme, exclusivement français, s'y prêtait admirablement, et l'on imagine sans peine la carte de visite que peut représenter un tel choix d'œuvres à l'étranger : l'école française a donné vie à de bien belles pages, d'une émouvante et souple diversité. Où l'on put, œuvre après œuvre, toutes si individualisées, vérifier combien Olivier Latry, familier des orgues en salle du monde entier, connaît la problématique de leurs acoustiques souvent courtes, s'entendant de manière impressionnante à tirer le meilleur de l'instrument et du lieu, trouvant les solutions les plus convaincantes en fonction des conditions réelles d'audition.
 

L'orgue Grenzing de Radio France © Radio France / Christophe Abramowitz

Et ce d'emblée avec un Noël bourguignon de Balbastre d'une présence tout simplement bluffante. Les anches du Grenzing sont rondes et peu françaises, mais à travers les mélanges imaginés, Balbastre était aux anges – on pensait presque à celui, tonique et fruité, gravé à l'orgue Serassi de Tende par René Saorgin ! En l'occurrence les deux premiers Noëls de la Suite n°2 : Au jô deu pubelle, puis Grand dei, ribon ribeine, avec reprise de la fanfare initiale, entrée en matière haute en couleur. La question des anches, toujours sensible, fut solutionnée avec un même bonheur dans la Pastorale de Franck, compositeur souvent entendu sur le Grenzing ces derniers temps et dont on réalise à quel point, en dépit de la marque de fabrique sonore très typée Cavaillé-Coll, la musique se révèle d'une faculté d'adaptation des plus opérantes, au jeu d'une limpidité parfaite répondant ici un lyrisme des contrastes subtil et séduisant. De même dans l'Allegro vivace vif-argent de la Première Symphonie de Vierne.

La clé de voûte de ce concert (joué par cœur) fut La Croix du Sud de Jean-Louis Florentz (1947-2004), œuvre dédiée à et créée par Olivier Latry à Notre-Dame en 2000. Monument fascinant sur un poème touareg, foisonnant de références extramusicales et d'une redoutable difficulté musicale et instrumentale, dans lequel, tenant l'auditeur en haleine, l'interprète excelle et réussit chaque fois à concilier lisibilité d'un texte effroyablement dense et perspectives d'un univers en mouvement, auquel la nature même de l'orgue Grenzing rend efficacement justice.

Le reste du programme était un hommage à « l'orgue moderne » français : Dupré et la génération qui suivit. Du premier, on entendit les inventives et inépuisables Variations sur un [vieux] Noël op. 20 de 1922. Inépuisables car elles se ressourcent en fonction de chaque instrument, tout l'art consistant à respecter l'esprit de l'orgue de l'entre-deux-guerres tout en l'adaptant aux possibilités de l'instrument touché. Inutile de dire qu'Olivier Latry s'y montra d'une incandescente aisance, structurant les variations par le souffle et le timbre, concoctant avec talent une palette savamment calibrée, à la virtuosité répondant un panache conquérant et plein d'esprit. Lyrisme et poésie purs, également sur fond d'inventivité et de renouvellement constant, sous-tendaient les dernières œuvres : Nativité du jeune Jean Langlais, des Trois Poèmes évangéliques Op. 7 (1932) ; Les Anges d'Olivier Messiaen, sixième pièce du cycle La Nativité (1935), dont Jean Langlais avait précisément créé à la Trinité, l'année suivante, les pièces n°4 à 6 (les autres étant confiées à Daniel-Lesur et à Jean-Jacques Grunenwald) ; enfin le testament de Gaston Litaize (auquel Olivier Latry succéda, en 1990, à sa classe d'orgue de Saint-Maur-des-Fossés, créée en 1975 – puis Éric Lebrun en 1995, Olivier Latry succédant à Michel Chapuis au CNSM de Paris) : Reges Tharsis (1991), page d'une chaleureuse ampleur dédiée à Olivier Vernet, autre disciple de Litaize.

Une improvisation vint couronner la soirée. Le choix d'Olivier Latry se porta sur un timbre fameux de l'ère classique pour le temps de Noël : Or nous dites Marie, le musicien proposant avec aplomb, en termes de structuration du récit et de son déploiement, un authentique pendant aux Variations de Dupré, d'une vive inspiration formelle pour une progression instrumentale ne pouvant qu'enflammer l'auditoire. Deux bis d'esprit on ne peut plus opposé vinrent conclure : réduction pour orgue seul de la Sinfonia de la Cantate BWV 29 de Bach, puis un délicieux Noël en tambourin, sur fifre et sa musette, délicate scène de genre en vogue tout au long du XVIIIe siècle (2), de Dandrieu à Beauvarlet-Charpentier, où ici le Nouveau Livre de Noëls (1741) de Michel Corrette, avec une pétillante conclusion joliment personnalisée.

Le prochain concert d'orgue à Radio France aura lieu le 8 janvier 2020 : Yves Castagnet fera entendre le Boléro avec percussions improvisé par Pierre Cochereau en 1973, reconstitué par Jean-Marc Cochereau d'après l'enregistrement Philips (3), la Deuxième Symphonie de Dupré et la Sonate « sur le Psaume 94 » de Reubke, mais aussi, en création mondiale, Les Cloches d'Orléans de Philippe Hersant (commande de Radio France), œuvre dédiée à Yves Castagnet.

Michel Roubinet

Paris, Auditorium de Radio France, 18 décembre 2019
www.maisondelaradio.fr/evenement/concert-dorgue/concert-de-noel

(1) www.concertclassic.com/article/louis-noel-bestion-de-camboulas-radio-france-dutilleux-lui-meme-naurait-pas-mieux-ecrit-pour

(2) On doit à Olivier Latry une étude sur les Caractéristiques des danses en France aux XVIIe et XVIIIe siècles :
      www.orgue-en-france.org/la-musique/documents/caracteristiques-danses/

(3) www.concertclassic.com/article/yves-castagnet-au-grand-orgue-de-notre-dame-hommage-aux-femmes-compositrices-compte-rendu

Photo © Deyan-Parouchev

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