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Concours Long Thibaud Crespin 2019 (piano) – Le plus petit dénominateur commun ? – Compte-rendu
Depuis le départ – les commentaires qui suivent s’appuient sur l’audition des 43 participants et de la totalité des épreuves – tout se déroulait pourtant pour le mieux. Les résultats des éliminatoires ont paru parfaitement fondés, tout comme le choix, parmi les douze candidats demeurés en demi-finale, de celui des six finalistes. Il y aura certes eu des surprises, de grosses déceptions, mais – les concours sont les concours ... – la liste des finalistes n’en apparaissait pas moins cohérente et argumentée. Aucun candidat fantaisiste, à la manière de Daniel Kogan en violon l’an passé, mais six jeunes musiciens, totalement légitimes au terme d’épreuves au cours desquelles on a pu mesurer le niveau remarquable de la sélection réalisée par Marie-Josèphe Jude – un constat particulièrement rassurant pour tout ceux qui ont souvenance des années de basses eaux, pas si lointaines, du Long-Thibaud ... Ces épreuves finales présentaient toutefois un profil à 5+1, pourrait-on dire, du fait de la présence d’une pianiste de 15 ans aux côtés de collègues (âgés de 26 à 30 ans) plus mûrs. Ce pari de la jeunesse n’en était pas moins défendable et séduisant, a priori en tout cas.
Reste donc la question du palmarès (établi par un jury formé en totalité de pianistes « pratiquants »(1), fait rare qui mérite d’être salué, mais dont on déplore vivement que la présidente, Martha Argerich, n’ait été présente que pour la Finale concerto) et en particulier l’attribution au Japonais Kenji Miura (photo) du 1er Grand Prix, du Prix du concerto, du Prix Harrison Parrott et du Prix Warner Classics, même si l’on ne met pas en cause le métier et l’honnêteté musicale de ce candidat de 26 ans (élève d’Eldar Nebolsin à Berlin).
Des Variations en fa mineur Hob XVII/6 de Haydn – l’œuvre imposée des éliminatoires – guère passionnantes, une 4e Ballade de Chopin, bien tenue mais sans originalité, en première épreuve ; un premier mouvement du Quintette op. 81 de Dvorak (avec le merveilleux Quatuor Hermès, formidable compagnon de la demi-finale) d’une simplicité harmonieuse, un Séverac (Les muletiers devant le Christ de Llivia), très réussi il faut le reconnaître, un 13e Nocturne de Fauré et deux préludes de Rachmaninov (op. 32 / 3 et 4) point exaltants en demi-finale : si Kenji Miura ne nous a guère fait vibrer depuis le départ, sa présence en finale n’en demeure pas moins très compréhensible.
Son récital montre une Etude n° 2 « Réminiscences » de Michael Jarrell (pièce imposée de la finale récital) vivante mais sans grande subtilité, une Sonate K. 311 de Mozart qui évite certes la mièvrerie mais demeure bien insipide et très apprise, des Miroirs de Ravel sans profondeur poétique et une Dante de Liszt où l'on cherche en vain le frisson.
Avant de parler du concerto, une parenthèse – que l’on regrette d’avoir à ouvrir – au sujet l’Orchestre National de France, platement dirigé par Jesko Sirvend, dont la prestation s’est avérée particulièrement décevante par son manque d’implication et de soin (lors de la soirée du 15 novembre, très médiocre, en particulier). L’accompagnement d’un concours n’est pas la tâche la plus exaltante qui se puisse imaginer, chacun le sait, mais appartenir à une phalange qui porte le beau nom d’Orchestre National de France – avec les avantages et la sécurité professionnelle qui en découlent – et accompagner de jeunes artistes dans une compétition associée aux noms d’illustres interprètes, largement retransmise de surcroît, oblige. Le National n’aura franchement pas été à la hauteur ! Fermons la parenthèse.
Le choix Kenji Miura s’est porté sur le 2e Concerto de Chopin. Faisons court : qu’un jury présidé par Martha Argerich couronne d’un 1er Prix et du Prix du concerto cette eau tiède, cette lecture lisse, plate comme limande-sole et foncièrement ennuyeuse nous consterne. Kenji Miura aurait-il été le plus petit dénominateur commun de jurés aux personnalités musicales très contrastées ?
Côté candidats japonais, Keigo Mukawa ( 26 ans), 2ème Prix, a autrement intéressé. Son Haydn n’a certes pas été le plus inoubliable des éliminatoires, mais on a revanche aimé la radicale modernité de ses Debussy (Tierces alternées et Feux d’artifice). Au second tour, le Mouvement initial du Quintette de Franck trahit l’influence un peu trop prononcée de l’enregistrement de Samson François et des Bernède mais n’est pas sans attrait. Suit Incise de Boulez où, avec une maîtrise proprement phénoménale, le pianiste offre l’un des moments les plus saisissants du concours. Energie, résonances, couleurs : tout y est et contribue sans doute plus au passage en finale qu’une Ballade n°2 de Liszt, maîtrisée mais assez poseuse.
La manière « au scalpel », très abstraite et pleine de tonus rythmique, de Mukawa dans le Jarrell n’étonne pas compte tenu des épreuves précédentes. La Partita n° 2 de Bach se déploie avec clarté et énergie et séduit de ce point de vue, même s’il y manque un part de poésie. Celle-ci fait quelque peu défaut aussi aux Miroirs, même si l’option très moderniste retient immanquablement l’attention.
Le Concerto n° 5 « L’Egyptien » de Saint-Saëns est pris à bras le corps, d’une façon trop démonstrative parfois, par Keigo Mukawa, qui peine à dégager les horizons de cette musique, quoique le résultat final montre une vraie réflexion sur la couleur. Bref, un pianiste aux options parfois discutables mais dont les propositions se révèlent autrement stimulantes que celles de son compatriote et concurrent.
Belle révélation du Concours 2019 que la personnalité de Zhora Sargsyan (25 ans), 3ème Prix. Dès le commencement du Haydn, tellement révélateur, on a pris la mesure de son sens poétique, avant de l’entendre dans la 3ème Sonate de Prokofiev (un compositeur très peu présent dans cette édition 2019, à la différence de Scriabine, souvent retenu). Vision dominée, fouillée, intense mais sans esbroufe : le jeune artiste arménien accède tout naturellement à la demi-finale.
Son premier mouvement du Quintette de Franck, d’une automnale poésie, pourrait prétendre à la palme du plus beau moment de musique de chambre du concours et l’osmose à laquelle le pianiste et les Hermès parviennent sont à la mesure de la frustration que l’on ressent en devant se contenter de ce seul épisode de l’ouvrage. Suivent l’Etude en forme de valse de Saint-Saëns, dans un tempo relativement modéré et d’une grande élégance, la 5ème Barcarolle de Fauré, pleine de mystère, et enfin la Méphisto-Valse de Liszt, vécue et sans effet de manches.
En finale récital, après un Jarrell dans la pâte sonore, Sargsyan signe de prégnantes Valses nobles et sentimentales de Ravel, avec de se lancer dans les Kreisleriana. Chute de tension ? Le résultat manque en tout cas de contrastes et s’enlise dans une conception uniment dépressive. Ce Schumann constitue le point faible d’un parcours remarquable sinon, terminé avec le 1er Concerto de Rachmaninov. Des accrocs dans le mouvement initial, certes, mais le souffle poétique de cette interprétation emporte l’adhésion (d’autant que le candidat à la chance de passer lors de la seconde soirée, au cours de laquelle le National redresse légèrement la barre par rapport à la veille ...).
Pianiste au parcours jusqu’ici discret, Jean-Baptiste Doulcet (26 ans), remporte le 4ème Prix ... et le Prix du public, qui a été, comme nous, séduit par la personnalité de cet artiste. D’emblée les Variations de Haydn avaient montré l’intelligente musicalité d’un candidat dont l’épreuve éliminatoire a ensuite osé les Trois Burlesques op. 8 de Bartók, défendues avec une exceptionnelle autorité.
En demi-finale, le Français partage l’Allegro non troppo initial du Quintette op. 34 de Brahms avec les Hermès : belle entente pour une conception vivante, volontaire et engagée ! Du Jeux des contraires de Dutilleux, Doulcet distille avec art les timbres, avant d’offrir un Nocturne n° 1 de Fauré exemplaire de lyrisme et de tact. Et de conclure par la Sonate de Berg pour laquelle, avec un jeu d’une grande clarté, économe en pédale, il délaisse une part de la dimension post-romantique au profit d’une conception assez abstraite, totalement assumée.
En finale, la pièce Jarrell prend une dimension rituelle, très envoûtante, avant que le Capriccio sur le départ du frère bien aimé de Bach ne résonne avec vigueur, naturel et simplicité. Avec de belles couleurs aussi, qui font autant merveille dans les Estampes de Debussy, servies par un vrai sens des plans sonores. Enfin, l’approche de l’Opus 116 de Brahms, choix personnel et courageux dans le contexte d’un concours, s’avère fouillée et en accord avec l’esprit de ce cahier tardif.
Le Concerto n° 3 de Bartók n’est pas l’ouvrage « de concours » par excellence et montre une fois encore l’originalité de la démarche du candidat. Le résultat n’est certes pas exempt d’imperfections, de problèmes de calage avec l’orchestre, mais traduit une grande musicalité, un foisonnement intérieur et un réjouissant émerveillement face à la partition. Un pianiste à suivre !
Benjamine du Concours 2019, et 5ème Prix, la Russe Alexandra Stychkina (15 ans) commence la première épreuve par un Haydn, pris dans un tempo plutôt allant, dont le naturel et la tendresse ne laissent pas indifférent, en dépit d’un caractère un peu scolaire. C’est plus avec la 2ème Sonate de Scriabine, servie par une belle palette sonore, que la candidate se signale, en particulier dans un Presto qui semble pressentir la « seconde manière » du compositeur.
Plutôt intériorisé, un peu trop sage sûrement, le premier mouvement du Quintette de Brahms traduit toutefois une réelle entente avec les Hermès. Poésie et concentration dominent dans le Prélude de Choral op. 122 n° 5, de Brahms encore (transcrit par Busoni), dont Stychkina sait bien timbrer la ligne de chant. Le Scherzo n° 4 de Chopin manque d’une part de complexité, de sous-entendus, mais sa fluidité ailée signale de belles qualités musicales, avant un Regard n°6 de Messiaen (Par lui tout a été fait), moins convaincant.
Le pari sur la jeunesse du jury ne se sera pas révélé franchement payant en finale. Perdue dans l’Etude n° 2 de Jarrell, Stichkyna reste bien trop en surface dans la 1ère Série d’Images de Debussy, avant d’enfiler, proprement mais très scolairement, les 15 Inventions BWV 772 à 786 de Bach. Etrange sensation : l’auditeur a l’impression d’avoir quitté le Concours Long-Thibaud et de s’être transporté dans l’une des épreuves d’un concours de jeunes pianistes qui se tiendrait en parallèle... Rasantes, les Variations sur un thème de Bach S. 180 de Liszt referment un interminable programme. Concerto n° 1 de Beethoven, plat et scolaire, lors de l’épreuve avec orchestre.
6ème Prix pour Clément Lefebvre (30 ans) ... Tout avait pourtant si bien commencé pour le Français. Des Variations de Haydn miraculeuses d’intelligence et de sensibilité (cette inflexion, magique, lors de l’énoncé du premier thème ...), parmi les deux ou trois belles versions du concours sans l’ombre d’une discussion, et une Sonate de Bartók assumée de bout en bout avec une énergie et une tension fascinantes conduisent l’artiste en demi-finale. Sa solide expérience chambriste nous valent un Allegro initial du Quintette op. 81 de Dvorak, généreux, simple, tour à tour ardent et tendre, en parfaite harmonie avec les archets. Dentelle de poésie, Idylle de Chabrier précède un 6ème Nocturne de Fauré que le pianiste sait faire chanter avec beaucoup de naturel. En conclusion la Dante de Liszt préfère l’insidieux au spectaculaire et obéit à une dramaturgie très originale.
Fin musicien, Lefebvre place son récital de finale sous le signe de la poésie et de la nuance. Toute dans le timbre, l’Etude n° 2 de Jarrell frappe par sa finesse et sa mobilité, avant trois des Miroirs de Ravel (Oiseaux tristes, Une barque sur l’océan, Alborada del gracioso ) dont la richesse des arrière-plans captive. Que de finesse et d’élégance dans Rameau (Allemande, Le Trois mains, Gavotte et ses doubles) où les doigts de l’interprète, aucunement nostalgique du clavecin, métamorphosent le piano (un beau CFX Yamaha) en un instrument autre ... Enfin, sous le Grenzing de Radio France, le Prélude, Choral et Fugue de Franck se souvient avec souplesse et art des plans sonores de tout ce qu’il doit à l’orgue. La nuance aura prévalu aussi dans le Concerto n°1 de Beethoven, mais cette option résolument classique, dans le contexte d’une fin de Concours, avec la fatigue qui l’accompagne – et avec de surcroît un orchestre excessivement routinier – aura joué en défaveur du candidat, malgré un mouvement lent d’une profonde poésie.
Une interrogation pour conclure : l’attribution d’un 1er Prix s’imposait-elle vraiment au terme d’épreuves qui ont mis en lumière des personnalités d’excellent niveau, séduisantes certes, mais dont aucune ne crevait littéralement l’écran ? Oui si l’on se place du point de vue d’une compétition renaissante ; la réponse peut sembler moins évidente sous un angle strictement musical.
Alain Cochard
(1) Liste des membres du jury : Martha Argerich (présidente, finale concerto uniquement), Bertrand Chamayou (directeur artistique), Marie-Josèphe Jude, Yulianna Avdeeva, Kirill Gerstein, Marc-André Hamelin, Jean-Bernard Pommier, Anne Queffélec & Xu Zhong.
Site du Concours Long Thibaud Crespin : www.long-thibaud-crespin.org/concours/piano-2019.html
Photo © Masha Mosconi / Concours Long Thibaud Crespin
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