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La Belle au bois dormant à l’Opéra Bastille – Joli réveil – Compte-rendu

 

 
Immersion Tchaïkovski pour le Ballet, l’Orchestre de l’Opéra et le chef Vello Pähn, passant en quelques jours du sombre Onéguine de John Cranko, d’une force dramatique glaçante, au délicieux album d’images dansantes créées sur le fameux conte de Perrault, lequel  marqua un tournant dans le répertoire du Ballet Impérial à Saint-Pétersbourg, grâce aux génies mêlés de Petipa et de Tchaïkovski, qui travaillaient ensemble pour la première fois : en 1890, avec l’arrivée de cette Belle au Bois Dormant en chaussons, on vit ainsi un riche déroulé des possibilités chorégraphiques de l’époque autant que la mise en place de ce type de récit, que Noureev retransmit ensuite aussi fidèlement que possible pour l’Opéra de Paris, avec quelques rajouts de sa façon, souvent discutable, mais toujours passionnée.
 
Retour aux bases
 
Une expérience profitable pour les danseurs qui tout en s’immergeant dans ce qu’on peut qualifier de superproduction, retrouvent là leurs bases académiques et réapprennent solidement les codes de leur art, pour mieux ensuite s’ouvrir à d’autres modes. Grâce soit rendue à Petipa, donc, qui, à une époque où le ballet n’avait pas encore toutes ses lettres de noblesse dans le pays où il serait par la suite le mieux servi, sut occuper un plateau pendant une aussi longue séquence – quatre heures à l’origine – et donner à la danse un pouvoir d’attraction nouveau.
 

 
 
Une carrière étourdissante
 
Aujourd’hui, le tutu continue donc d’enchanter et nombre de gamines portent accrochées en grigri à leur sac à dos, une de ces silhouettes tarlatanées, en chaussons roses, qui peuvent paraître désuètes à ce jour mais les font rêver. Et il était frappant de ressentir l’excitation de la salle devant le déroulement enchanteur de cette histoire dont la thématique peut paraître enfantine et dont la réalisation est surtout un pur de tour de force technique.  Ouvrons donc l’album, comme le fit Walt Disney en 1959 : Il était une fois…. Edifié pour le Mariinsky sur le conte du peu joyeux Perrault, traduit par Tourgueniev, le ballet eut une carrière étourdissante, avec ses tableaux chatoyants et ses variations devenues des critères, notamment pour leurs références au  Grand Siècle français  – on rappelle que c’est le château d’Ussé qui servit de cadre à Perrault.  Les plus prestigieux danseurs, dont Noureev déjà, s’en emparèrent ensuite pour faire évoluer les concepts stylistiques, notamment au Royal Ballet où Dame Margot Fonteyn laissa une empreinte unique par la grâce de ses petits battements, de ses arrondis de bras et de son éclat miraculeusement juvénile.
Très différemment de la virtuosité souvent provocante des Russes, John Neumeier pour sa part,  y apposa sa patte de fin psychologue, présentant le prince comme un jeune homme moderne à la recherche de son étoile, et faisant piquer sa Belle le jour de seize ans par une rose, celle de l’amour, ce qui éclairait d’un jour nouveau le fameux Adage à la rose, moment clef pour l’étoile chargée d’incarner Aurore : elle s’y tient en attitude sur pointe, sans en descendre, et lâche juste la main de son soutien masculin ( l’un de ses quatre prétendants) pour accepter la rose tendue par le suivant. Une séquence redoutée, que le public contemple avec attention,  tandis que le mollet de la danseuse doit tenir le choc, et que l’élégance de son attitude masque son angoisse.
 
Flamboiement et élégance
 
Mais lorsqu’elle se fait ballerine, la Belle appartient aux Russes, bien que conçue par Perrault, exact contemporain de Louis XIV, et là, les choses se rejoignent bizarrement, car Noureev, porteur du style slave jusqu’à la pointe du sourcil, fut aussi un amoureux passionné des fastes versaillais et de la musique baroque, avec une attirance très forte pour les clavecins. Style flamboyant des virtuoses russes, donc, mais élégance à la française maîtrisée par Petipa et retrouvée dans les magnifiques décors et costumes conçus en 1997 pour l’Opéra par le tandem Ezio Frigerio et Franco Squarciapino, qui furent également les artisans du Lac des Cygnes revu par Noureev, et remplacèrent ceux de Nicholas Georgiadis, également fort beaux, pour sa première production parisienne de 1989.

 

 
On se laisse prendre par la main
 
Lumineuse débauche de colonnes, de chapiteaux, de feuillages et de statues à l’antique, alliage de teintes dorées, mais sans violence, et d’une infinie gamme de pastels scintillants imaginés par Franca Squarciapino, magicienne du tissu. Les tableaux sont féeriques, même si dans le contexte des thèmes abordés par la danse contemporaine, l’image paraît presque surréaliste. Et l’on se laisse prendre par la main, sans résistance, comme conduits en enfance par la teneur du récit et son cadre de rêve chatoyant, en oubliant qu’il y a là une vraie lutte du mal contre le bien, un rêve d’amour mélancolique pour un jeune homme sans doute écrasé par son statut de prince esseulé, et un passage de l’adolescence à l’âge adulte, qui ne s’effectue pas facilement.
 

© Agathe Poupeney — OnP

 
Une lourde aventure
 

Restons-en aux tutus, aux adages, aux parfaits équilibres et célèbres sauts-poissons qui ponctuent les pas de deux, aux divertissements de cour, enchaînés par des danseurs en parfaite harmonie, et admirons, car remonter cette Belle au bois bormant est une lourde aventure pour les prodiges techniques aussi bien que stylistiques qu’elle réclame, passant de la plus éclatante virtuosité à des remontées de danse baroque que Noureev affectionnait, on l’a dit. Car il n’y a pas que dorures, chamarrures et musique enjôleuse pour séduire dans cette fable dansante : le ramage des  interprètes doit être lui aussi à la hauteur de leur plumage et les imposer en dépit de la lourdeur, de l’apparat qui les encadre. 

© Agathe Poupeney — OnP
 
Des interprètes à la hauteur de l’enjeu

 
Les interprètes au cœur de cette magnificence visuelle, tout à la tension d’une première dans des rôles où aucune faiblesse n’est possible car on ne peut se rattraper sur l’expression, sont ici à la hauteur de l’enjeu.. Et c’est la nouvelle génération qui a ouvert les festivités, car Bleuenn Battistoni fut nommée en mars 24 et Guillaume Diop un an avant, à 23 ans. Il en paraît d’ailleurs aujourd’hui 18, mais chez ce fantastique technicien, la maturité a gagné sous son air juvénile. On s’est parfois inquiété d’un certain manque de densité émotionnelle chez ce  phénomène aux proportions parfaites, lancé comme une bombe sur notre plus grande scène. Le garçon, certes, n’est pas dépourvu de personnalité, et sa quête pour se trouver, avec un séjour chez Alvin Ailey, l’indique bien, mais il semblait jusqu’ici comme figé dans une recherche académique ou esthétisante.
Là, en prince Désiré, il n’aborde évidemment pas un rôle tragique et sa virtuosité dans les sauts, sa largeur de parcours, sa tenue de bras majestueuse et fluide, déchaînent l’enthousiasme d’un public conquis d’avance, mais il sait aussi distiller une mélancolie, une subtilité d’expressions qui ne doivent plus seulement à l’Ecole et au désir d’en être l’icône idéale, mais à l’affleurement d’une sensibilité à laquelle il manque simplement la patte de grands chorégraphes, rares aujourd’hui, pour mieux s’affirmer. On admire notamment la façon prenante dont il s’acquitte de la variation que Noureev a bâtie au IIe acte pour le personnage du prince, séquence lente et besogneuse, à la chorégraphie tortueuse, qui cherche à créer un temps d’arrêt dans l’action pour lui donner une dimension psychologique.

 

© Agathe Poupeney — OnP
 
Chez Louis XIV
 
Fine et délicate, face à lui, l’Aurore de Bleuenn Battistoni  dégage une impression d’harmonie, de douceur, de fraicheur  irrésistibles. Les équilibres sont parfaits, les pirouettes accomplies sans frémir et les dégagés dans les portés pleinement projetés. Une touche plus pétillante, ou plus vivace dans les rapides cambrés aouterait juste à l’éclat de son personnage, à la façon des grandes Russes. Mais on est ici chez Louis XIV et il importe d’avoir du port et de respecter l’étiquette ! Très belles variations, fameuses dans la mémoire des balletomanes avec des fées d’une irréelle beauté, un couple Oiseau bleu brillantissime avec Marine Ganio et le bondissant Antoine Kirscher : c’est dans cette  étourdissante série de battements, vue dans tous les concours, et qu’un Patrice Bart marqua à l’Opéra,  que Noureev conquit les parisiens lors de sa première apparition en 1961.
 
Deux séduisantes fées
 
Sans parler d’un duo toujours accrocheur, celui du Chat botté et de la chatte blanche, puisque la coutume a été, au 3acte, d’insérer d’autres contes dans le conte : Eléonore Guérineau, sujet, et Samuel Bray, quadrille, y miaulèrent à ravir. Mais la palme de la séduction revint sans doute aux deux grandes fées, la douce Lilas, Fanny Gorse et la violente Carabosse, Katherine Higgins, qui dans leurs affrontements, surent rendre parlantes les étoffes magnifiques dont elles étaient parées.
 
De multiples distributions et une autre direction sont à venir, puisque le ballet prendra son temps pour habiter l’austère plateau de l’Opéra Bastille, qui scintille ainsi de façon inhabituelle, tandis qu’un public toujours sous le charme refermera l’album, dont cette fastueuse mise en page est la parfaite illustration, à coups de chaussons et de pinceaux.
 
Jacqueline Thuilleux

 

Tchaïkovski : La Belle au bois dormant – Paris, Opéra Bastille, 8 mars ; prochaines représentations les 11, 13, 14, 22, 23, 28, 31, mars, 2, 3, 5, 7, 8, 10, 11, 18, 21, 23 avril 2025. Reprise du 27 juin au 14 juillet 2025 // https://www.operadeparis.fr/saison-24-25/ballet/la-belle-au-bois-dormant?drawer=donner-corps-a-un-reve
 
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