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Crystal Pite au Théâtre de la Ville (Assembly Hall) et au Théâtre des Champs-Elysées (Light of Passage) – Les extrêmes d’un style – Compte-rendu

 
 
 
Crystal Pite est à la mode, et de nombreuses fois, la quinquagénaire canadienne nous a éblouis, apportant un sang neuf aux ratiocinations de la danse contemporaine, en désuétude même chez les plus grands, comme Forsythe ou Goecke. On se souvient de ses exceptionnels Body and Soul (1)  – assez extravagant tout de même – et surtout de The Season’s Canon (2), qui triomphèrent à l’Opéra de Paris. Elle sait manier à merveille, avec sa compagnie Kidd Pivot, créée en 2002 à Vancouver, les couleurs d’un mauvais goût maîtrisé et réjouissant, d’une sensibilité étrange, à fleur de peau et surtout d’un sens des ensembles et de l’espace, qui coupent le souffle, avec ses chaînes vivantes entrelacées. Bref, une mode justifiée mais qui montre ses limites. Ce fut donc un choc, à deux jours d’intervalle de passer du ridicule Assembly Hall, dans un Théâtre de la Ville en état d’attente quasi mystique où on remarquait la présence du couple Mats Ek-Ana Laguna, dieux vivants, au beau, pensif et prenant Light of Passage présenté dans la série TranscenDanses au théâtre des Champs-Elysées.
 

Assembly Hall © Michael Slobodian
 
Une descente dans les extrêmes du style de la dame et de ses obsessions, qui, dans le premier cas, deviennent une caricature de ses talents. Avec Assembly Hall, créé à Vancouver avec son complice, le dramaturge Jonathan  Young en 2023, on a compris qu’il ne s’agit pas de danse, mais de théâtre bougé, et parfois un peu dansé. Autre genre, pourquoi pas ? Si l’agencement est satisfaisant. Mais il en faut beaucoup plus que cette série de tableaux façon gloubi-boulga pour toucher, séduire, ou faire rire. Le propos est ambitieux, et fort bien décrit dans le texte d’intention, mais malheureusement, dès le début, cette assemblée de gens paumés qui se réunissent pour évoquer une quête oubliée, agace : ils parlent beaucoup, mais leur texte n’est pas du Shakespeare, ce sont des injonctions sèches, qui évoquent les comptes et l’ordre du jour d’une agitation bureaucratique. Ils se tortillent, sans plus, s’assoient, se relèvent, se rassoient sur diverses musiques contemporaines enregistrées.
 

Light of Passage © Erik Berg 

En fait, ils sont perdus dans un vague rêve auquel on n’adhère pas, une reconstitution de geste médiévale à donner en spectacle, que Pite montre ensuite comme une sorte de fresque pour boutique de souvenirs dans quelque site médiéval envahi par les touristes, avec épées d’aluminium et cuirasses aux bruits de casseroles : comme dans une scène à marionnettes siciliennes, pompiériste et moqueuse, et supportée par le Concerto pour piano n°1 de Tchaïkovski, évidemment anachronique par sa vaillance volontairement démodée. Des deux côtés de la balance, les tableaux sont ratés, dangereusement enfantins. On se dit qu’on a tenté de puiser dans une quête mystique, tout en la barbouillant, avec un chevalier rédempteur comme Lohengrin, une sorte de Messie façon Parsifal et des hâbleurs comme chez Woody Allen. Mais un bon vieux Monty Python serait tellement mieux. Certes les auteurs semblent dire qu’ils ne croient plus en rien. Mais à le dire ainsi, ils courent le risque qu’on ne croit plus à leur talent, pourtant affirmé en maintes occasions. Heureusement, il y a quelques pas de deux où la chorégraphe montre le bout de son nez avec des enveloppements de belle tenue, qui permettent de goûter un bref moment la subtilité de sa gestuelle.
 

Light of Passage © Erik Berg
 
Subtilité que l’on retrouve avec bonheur dans Light of Passage (photo), présenté par le formidable Ballet National de Norvège, déjà applaudi ici même en 2014.(3) Une grande méditation, un peu fumeuse certes, sur le thème des errants contemporains, auquel Pite est très sensible. Autour de quelques solistes aux magnifiques échanges, et de l’apparition d’enfants qui racontent l’espoir autant que la souffrance, le groupe de danseurs, tendus vers un ailleurs, ondule comme une coulée d’algues, dont on ne cherche pas à comprendre le sens, mais qui envoûte par sa subtilité, sa douceur, sa tristesse, sa fluidité glissant dans le temps et l’espace.
Et on se laisse porter par la 3Symphonie «Des Chants plaintifs » d'Henryk Górecki, qui, bien évidemment, n’invite pas à la joie dionysiaque qui peut irriguer la danse de Crystal Pite. Cette dame a du tempérament, des tempéraments, certains plus heureux que d’autres. Et un bon point à mettre à son crédit, le fait que dans ses programmes, les références des enregistrements utilisés soient toujours indiquées : pour le Concerto n°1 de Tchaïkovski dans Assembly Hall, la version lumineuse gravée par Alice Sara Ott avec Thomas Hengelbrock et la Philharmonie de Munich ; pour la Symphonie n°3 de Górecki dans Light of Passage, Dawn Upshaw et le London Sinfonietta, sous la baguette de David Zinman. Le fait est suffisamment rare pour être souligné.
 
Jacqueline Thuilleux
 

(1) www.concertclassic.com/article/body-and-soul-de-crystal-pite-travail-dorfevre-compte-rendu

(2) www.concertclassic.com/article/thierree-schechter-perez-pite-juste-pour-la-fin-compte-rendu

(3) www.concertclassic.com/article/future-memories-par-le-ballet-national-de-norvege-au-festival-transcendanses-le-gout-du-fin
 
Assembly Hall par la compagnie Kidd Pivot – Paris, Théâtre de la Ville 2 avril ; prochaines représentations les 13, 14, 15, 16 & 17 avril 2024. www.theatredelaville-paris.com
 
Light of Passage, par le Ballet National de Norvège - Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 4 avril 2024.
 
Photo (Light of Passage) © Erik Berg

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