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Daniel Roth et Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin – 30 années de titulariat à Saint-Sulpice – Compte-rendu
Tribune d'orgue rime souvent avec longévité, notamment à Saint-Sulpice : nommé « provisoirement », à la suite de Lefébure-Wely (Franck avait espéré le poste), en janvier 1870 aux cinq claviers de ce plus grand des chefs-d'œuvre de Cavaillé-Coll : 100 jeux, 1862 (1), Charles-Marie Widor devait y rester soixante-quatre ans, jusqu'au 31 décembre 1933 ! S'ils ne peuvent encore rivaliser avec un tel record, Daniel Roth, titulaire, et Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin, titulaire adjointe, n'en célébraient pas moins ce dimanche 25 octobre leurs trente ans de titulariat. Une particularité récente de Saint-Sulpice mérite d'être évoquée : la durée de la vacance du poste entre le départ d'un titulaire et la nomination de son successeur, signe manifeste de l'enjeu que représente une tribune aussi prestigieuse. À la suite du successeur de Widor : Marcel Dupré (2), décédé le 30 mai 1971, Jean-Jacques Grunenwald ne prit ses fonctions que le 21 janvier 1973, conservant ce poste jusqu'à sa propre disparition, le 19 décembre 1982. Daniel Roth (professeur à la Musikhochschule de Francfort jusqu'en 2007) lui succéda pour les fêtes de Pâques 1985. Il avait été auparavant titulaire du Cavaillé-Coll–Mutin du Sacré-Cœur de Montmartre (1973-1985), à la suite de Rolande Falcinelli qu'il suppléait depuis 1963. Daniel Roth fut rejoint à Saint-Sulpice par Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin (actuellement professeur d'interprétation et d'improvisation au Royal College of Music de Londres, titulaire de Saint-Jean-Baptiste-de-La-Sale de 1983 à 2013) au cours de cette même année 1985. L'histoire musicale en marche …
Le Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice © DR
Pour fêter ces trois décennies, les titulaires offrirent un programme original, tour à tour collégial et soliste. Avec pour commencer la Sonate n°1 en ré mineur à quatre mains et double pédale op. 30 (1857) de Gustav Adolf Merkel (1827-1885), auteur prolifique pour orgue aujourd'hui injustement négligé – huit autres Sonates (pour un organiste) suivront jusqu'à la toute fin de sa vie, entre autres pièces d'envergure pour son instrument. Si Merkel fut en lien avec Schumann, c'est assurément l'influence de Mendelssohn qui s'affirme ici. Une renaissance Merkel, comme ce fut le cas à partir des années 1980 pour Rheinberger ou Karg-Elert, signifierait un élargissement appréciable du répertoire.
À cette solide et virtuose entrée en matière fit suite une œuvre du Québécois Denis Bédard (né en 1950) : Suite liturgique en quatre mouvements hors du temps, avec quelque chose d'un Lefébure-Wely (celui des délicieuses pièces pour harmonicorde, harmonium et piano en un seul instrument) qui aurait connu Fauré mais vivrait bel et bien aujourd'hui – à Vancouver, où Denis Bédard est organiste et directeur de la musique à la cathédrale Holy Rosary. Denis Bédard se revendique des Mélodistes Indépendants, groupement initié par Raymond Daveluy et œuvrant « pour une musique moderne accessible ». La Suite entendue sous les doigts de Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin en fut l'illustration même : remarquable de concision, inventive et séduisante, d'un métier irréprochable – et sans rien qui puisse agresser l'oreille. Dans ce genre précis : un petit tour de force.
La titulaire adjointe poursuivit avec un triptyque improvisé sur S.A.I.N.T.-S.U.L.P.I.C.E. – série de douze sons (!) conservés dans l'ordre, pour véritablement jouer le jeu, mais agencés rythmiquement de manière à mettre en exergue le lyrisme spontanément généreux de ce thème de circonstance. Ineffable et en apesanteur, la première section, chant pur sous-tendu d'une guirlande en perpétuel mouvement, fut un moment de grâce : subtilité et souveraine élégance des flûtes aériennes du grand orgue de Saint-Sulpice. S'ensuivirent un lied accompagné, entrecoupé d'une section de contraste plus vive, et un final grave, lente montée en puissance de type toccata symphonique se déployant en une constante amplification, jusqu'à une fin étonnamment abrupte.
L'épicentre du concert revint à Bach. Le 9 mars dernier disparaissait brutalement Odile Roth, épouse de Daniel Roth, indéfectible pilier de cette famille de musiciens – leurs enfants François-Xavier, flûtiste et chef d'orchestre, et Vincent, altiste, lui rendirent hommage lors des funérailles à Saint-Sulpice, le 13 mars, faisant notamment entendre, avec l'Orchestre Les Siècles, la soprano Sabine Devieilhe et l'Ensemble Aedes de Matthieu Romano, des pages d'autant plus bouleversantes du Requiem de Fauré. C'est à la mémoire d'Odile Roth que Daniel Roth joua ce 25 octobre le dernier des Chorals Schübler, BWV 650, empreint d'un volontaire et lumineux espoir, presque une danse mystique. Lui fit suite la Triple fugue en mi bémol qui referme la Klavierübung III, BWV 552. Les grandes pages de Bach à Saint-Sulpice représentent un défi particulier : le Cantor y sonne à merveille, mais de manière très singulière. Ici avec des registrations riches en anches, y compris la « deuxième fugue », manualiter, et jusqu'au 32' dans la « première ». Une densité de timbres qui peut surprendre et même, manifestement, rebuter certains, mais qui par l'impact d'une monumentalité restituée avec force et une prise de risque quasi euphorisante, fit vibrer tant l'immense édifice qu'un public non moins dense.
Daniel Roth offrit ensuite une démonstration de haut vol des possibilités dynamiques, de couleurs et de plans sonores du Cavaillé-Coll de tribune : premier mouvement (variations), Allegro vivace, de la Cinquième Symphonie de Widor, donnée en première audition sur l'orgue du Trocadéro en 1879, soit la fusion idéale entre l'esthétique symphonique d'un compositeur au meilleur de lui-même et celle du plus grand facteur français du XIXe siècle en sa maturité. On l'écrit depuis des années et le constate en chaque occasion : plus le temps passe et plus l'énergie déployée par Daniel Roth semble croître, inépuisable, pour toujours plus de liberté et d'engagement musical et instrumental, sans renoncer à une rigueur de chaque instant. Un nouveau témoignage en fut apporté par la pièce suivante, Fantaisie-Dialogue pour deux orgues composée par Daniel Roth pour l'inauguration du Merklin restauré de la collégiale de Mantes, le 25 mai 2013 (3). Daniel Roth était au grand orgue, Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin à l'orgue de chœur, instrument de relativement grandes dimensions (22 jeux) – rien de trop pour emplir un si vaste espace, avec près de cent mètres entre les deux orgues – livré par Cavaillé-Coll en 1858, avant l'achèvement de l'orgue de tribune. Grandiose, complexe de forme, en constant renouvellement de situation et d'une efficacité remarquablement pensée en regard des exigences acoustiques et de synchronisation, l'œuvre s'inscrit indéniablement, pour son propre temps, dans La Tradition de Saint-Sulpice (4).
La dernière pièce ne pouvait que réunir aux claviers du grand orgue les deux titulaires dans l'un de leurs exercices de prédilection, art dans lequel l'un et l'autre jouissent d'un puissant renom : l'improvisation. En l'occurrence, et sans surprise, le tout ne pouvait décupler la somme des parties, compte tenu des évidentes contraintes de jeu – chacun, seul, aurait assurément resplendi différemment. Le public enthousiaste ne s'y est pas trompé, ovationnant une prestation qui confirmait à la fois deux talents individuellement reconnus et une entente musicale, sur d'ores et déjà le très long terme, qui dans cette improvisation à deux sut redire l'essentiel.
Michel Roubinet
Paris, église Saint-Sulpice, 25 octobre 2015
Prochain récital d'orgue à Saint-Sulpice, dimanche 15 novembre à 16 heures : Thomas Ospital (organiste de Saint-Eustache à Paris et de Saint-Vincent de Ciboure)
(1) Cf. www.concertclassic.com/article/anniversaire-de-lorgue-cavaille-coll-de-saint-sulpice-150-ans-et-en-grande-forme-compte
(2) Signalons une reprise discographique d'envergure que l'on espérait depuis des lustres : les gravures Mercury réalisées par Marcel Dupré en 1957 à New York (Franck, Widor, Dupré) et Detroit (Symphonie n°3 de Saint-Saëns, avec Paul Paray), puis à Saint-Sulpice en 1959 (Bach, Dupré, Franck, Messiaen). S'y ajoutent les deux disques Philips de 1965 à Saint-Ouen de Rouen (Bach, Dupré). Publié en lien avec l'Association des Amis de l'Art de Marcel Dupré, paru mi-septembre 2015, historique à plus d'un titre et accompagné d'un passionnant livret, ce coffret de 10 CD (dont 5 albums inédits sous ce format) s'intitule Marcel Dupré – The Mercury Living Presence Recordings.
http://www.deccaclassics.com/fr/cat/4788388
http://www.marceldupre.com/coffret_3139.html
(3) Cf. www.concertclassic.com/article/inauguration-du-merklin-restaure-de-mantes-la-jolie-orgues-en-dialogue-compte-rendu
(4) La Tradition de Saint-Sulpice : CD ifo (IFO 00 086) faisant entendre Daniel Roth au grand orgue et Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin à l'orgue de chœur dans des pièces, entre autres, pour chœur et deux orgues de Widor (Surrexit a mortuis) et de Grunenwald (Tu es Petrus) – www.ifo-classics.de/index.php/details/produkt/ifo00086.html
Sites Internet :
Daniel Roth
http://www.danielroth.fr
http://www.danielrothsaintsulpice.org
Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin
http://caucheferchoplin.com
Les Grandes Orgues de Saint-Sulpice
http://www.stsulpice.com
Les Auditions de Saint-Sulpice
http://www.stsulpice.com/Docs/concerts.html
Photo de Daniel Roth et Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin : © Pierre-François Dub-Attenti
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