Journal
Les Archives du Siècle Romantique (89) – Grisélidis de Jules Massenet vu par Adolphe Jullien (Journal des débats, 24 novembre 1901)

Beau printemps pour Massenet ! Titre fameux s’il en est, Werther occupe l’affiche du théâtre des Champs-Elysées du 22 mars au 6 avril, avec Benjamin Bernheim dans le rôle-titre (1). Au même moment, côté discographique, la découverte est de mise avec l’arrivée de Grisélidis dans la collection « Opéra français » (2) du Palazzetto Bru Zane. Après Camille Saint-Saëns (1835-1921), Jules Massenet (1842-1912) est le compositeur le mieux servi d’une série qui totalise quarante-deux titres à ce jour. Les Barbares, Proserpine, Le Timbre d’argent, La Princesse jaune, Phryné et Déjanire dévoilent des facettes méconnues de l’auteur de Samson et Dalila, tandis qu’après Thérèse, Le Mage, Ariane, Werther (version baryton), c’est au tour de Grisélidis de montrer un Massenet très original, pratiquant un mélange de comique et de sérieux peu courant à son époque. Les auditeurs présents à Montpellier ou à Paris en 2023 lors des exécutions de l’ouvrage en version de concert avaient déjà pu s’en rendre compte.(3)

Vannina Santoni & Jean-Marie Zeitouni à Montpellier en 2023 © Marc Ginot
Avec la sortie du livre-disque, un très large public a désormais accès à un titre servi par des chanteurs de premier ordre (Vannina Santoni, Julien Dran, Thomas Dolié, Tassis Christoyannis, etc.), avec les forces de l’Opéra national Montpellier Occitanie sous la baguette d’un chef épris de musique française : Jean-Marie Zeitouni. Une œuvre oubliée, mais où, dans un Moyen Âge réinventé, l’art de Massenet s’offre avec une variété et une subtilité proprement irrésistibles. Version de concert, enregistrement : Grisélidis n’attend plus qu’un directeur de théâtre prêt à oser porter ce « conte lyrique » à la scène ...

Jules Massenet (1842-1912) © PBZ
Sur le livret d’Armand Silvestre et Eugène Morand, inspiré du conte de Griselda issu du Décaméron de Boccace, Massenet travailla à partir de 1893. L’entreprise devait aboutir huit ans plus tard, le 20 novembre 1901 à l’Opéra-Comique (un mois donc après la création des Barbares de Saint-Saëns à l’Opéra de Paris), Lucienne Bréval (Grisélidis), Nicolas Maréchal (Alain), Hector Dufranne (Le Marquis), Lucien Fugère (Le Diable) tenant les rôles principaux, sous la direction d’André Messager.
« On respire ici l’essence même » du style et du talent de Jules Massenet, écrivait Camille Bellaigue dans son enthousiaste critique de la première de Grisélidis parue en décembre 1901 dans la Revue des Deux-Mondes (un texte que l’on trouve dans le livre-disque qui vient de paraître). Dès le 24 novembre 1901, Adolphe Jullien – l’homme coiffé d’un haut-de-forme, derrière Chabrier, sur le célèbre tableau Autour du piano de Fantin-Latour – avait pour sa part livré un commentaire très fin de la partition de Massenet dans le Journal des débats. Le 89e épisode des Archives du Siècle Romantique vous invite à le découvrir.
Alain Cochard
*
Journal des débats, 24 novembre 1901.
REVUE MUSICALE
Opéra-Comique : Grisélidis, conte lyrique en trois actes et un prologue, d’Armand Silvestre et M. Eugène Morand ; musique de M. Jules Massenet.
[…]
Ce livret a, sur beaucoup d’autres, le grand avantage d’émaner d’hommes possédant le sentiment du théâtre, ayant su bâtir sur cette donnée légendaire une pièce qui devait offrir au musicien (M. Massenet l’a bien compris) des situations variées, tantôt poétiques, tantôt dramatiques, d’autres fois amusantes et, passant du tendre au comique, du pathétique au religieux, du mystérieux au jovial, d’une façon très heureuse à la fois et pour le compositeur et pour l’auditeur. M. Massenet, dont la suprême habileté n’est plus à louer, s’est efforcé, par endroits, à traiter ces tableaux d’un autre âge avec une grâce aussi chaste qu’il pouvait le faire, avec une discrétion instrumentale relative, de peur qu’une violence intempestive ne fît voler en éclats ces douces figures de missel, mais il y a mis aussi une légèreté et une belle humeur dans le comique à laquelle on était loin de s’attendre.

Grisélidis, Prologue - Le Théâtre - 01/01/1902 © PBZ
Assurément, c’est toujours du Massenet, et, dès la première plainte d’amour d’Alain, dans la forêt ; dès le premier hommage du marquis à la suave Grisélidis et l’humble réponse de celle-ci à son futur seigneur et maître, on reconnaît à n’en pas douter la marque de fabrique du « jeune maître », mais non point trop durement frappée : on la reconnaît, légèrement atténuée et comme estompée sous les douces lumières qui filtrent à travers les arbres de la forêt de Provence où la scène se déroule. Le premier acte, dans l’oratoire de Grisélidis, s’ouvre par une aimable chanson que la servante Bertrade murmure en faisant tourner son rouet ; le dialogue du marquis et du prieur s’établit sur un heureux chant des instruments à cordes et si la première apparition et les discours sautillants du Diable sont d’une gaieté passablement laborieuse, il faut applaudir à la douce émotion qui se dégage des strophes du marquis prêt à partir : Grisélidis ! auxquelles le cor joint sa plainte attristée. Enfin, lorsque les époux se sont fait de tendres adieux (à remarquer le serment de fidélité de Grisélidis accompagné par les cordes, dans le grave) et que le marquis a serré Loys sur son cœur une dernière fois, la toile tombe lentement, tandis que de lointaines fanfares se mêlent aux derniers échos des chants d’adieu des deux époux.

© Gallica / BnF
« Loin de sa femme, qu’on est bien ! » chante gaiement le Diable, en respirant le parfum des fleurs, dans une légère ariette dont l’orchestre nous a servi le thème essentiel en guise d’entr’acte symphonique, « C’est une idylle, et voilà tout », dirait le vieux Frimousse du Petit Duc, et le duo qui suit entre le Diable et sa femme forme une page amusante, où le même motif traduit d’une façon comique, soit l’aigre dispute, soit le tendre raccommodement de ce ménage d’enfer. Mais voici l’inspiration la plus délicate de tout l’ouvrage : c’est la rêverie de Grisélidis, appuyée sur le balcon du château, – telle Elsa sur la terrasse du burg, – et envoyant sa dernière pensée à l’absent, dans une phrase vocale très simple, annoncée par les flûtes et doublée par le violoncelle ; c’est également la prière que Grisélidis murmure pour elle et son fils, sur un chant du violon-solo, tandis que, au loin, l’angelus sonne et que les femmes, dans l’oratoire, élèvent leur cœur vers la Vierge Marie.

Lucienne Bréval en Grisélidis © PBZ
Avec l’arrivée du Diable et de Fiamina déguisés en Orientaux, la gaieté reprend le dessus dans un trio ingénieusement traité où la fidélité courageuse et l’héroïque résignation de Grisélidis contrastent avec les ruses, les méchants espoirs et les vives déceptions des deux tentateurs. Puis c’est au tour de la féerie : à l’évocation du Diable répondent au loin des chœurs d’esprits malins dans une gamme assez vaporeuse, mais peu nouvelle, et ces appels en forme de valse attirent le pastour Alain qui se trouve enfin face à face avec l’élue de son cœur. Ici, dans cette scène nocturne de reconnaissance et d’amour entre les deux jeunes gens, – Tristan et Iseult en Provence, –le musicien a mis tous les élans de tendresse et de passion qu’il pouvait avoir encore en réserve, non sans avoir recours au grand crescendo, à la montée de l’orchestre et des voix, dont il s’est toujours servi pour de telles situations ; mais encore y a-t-il mis, sauf erreur de ma part, plus de retenue que d’habitude et n’entend-on là ce dont je le loue aucun coup de grosse caisse, au propre ni au figuré.

Grisélidis (acte II), Nicolas Maréchal (Alain) & Lucienne Bréval (Grisélidis) - Le Théâtre 1/01/1902 © PBZ
Ce deuxième acte, dans son ensemble, est le meilleur, et de beaucoup, de tout l’opéra ; mais le troisième offre encore d’agréables parties, ne fût-ce que la prière de Grisélidis à sainte Agnès et le piquant dialogue où le Diable essaye une dernière fois son pouvoir tentateur non plus sur l’épouse, mais sur la mère éplorée qui l’asperge accidentellement d’eau bénite : la scène qui suit entre le Diable et le marquis vaut le même prix, avec les mêmes dessins d’orchestre soulignant la démarche clopinante du démon. De la plainte du marquis désespéré d’avoir bravé l’Enfer, il n’y a pas grand’chose à dire, car elle est coulée dans un moule bien connu ; mais il y a de la concision dans les questions que les deux époux se posent l’un à l’autre avec angoisse ; il y a de la chaleur dans leurs fières réponses, dans le pardon mutuel qu’ils s’accordent et dans leur suprême effusion de tendresse. Mais le méchant rire du Diable a déjà troublé leur bonheur. À la pensée du cher petit Loys qui n’est plus auprès d’eux, ils unissent leurs voix dans une plainte d’où il se dégage plus d’agrément pour l’oreille que de réelle tristesse ; puis, les voici devant l’autel de sainte Agnès, à qui s’adressent leurs plus ferventes prières. Le marquis, nouveau Siegmund, se saisit d’un glaive de feu qui surgit de l’autel et lance un chaleureux cri de vengeance contre le ravisseur de Loys ; mais, au moment même où il va s’élancer à sa poursuite, un miracle ! un miracle !! Et le chant reconnaissant du Magnificat retentit de toutes parts pour monter vers le Très Haut.

Grisélidis (Acte II) - Lucien Fugère (Le Diable) et Mlle Tiphaine (Fiamina) - Le Théâtre 1 /01/ 1901 © Biliothèque du conservatoire de Genève
Cet ouvrage, avec ses délicats passages en demi-teinte, est certainement préférable aux dernières grosses partitions du même compositeur, Werther non compris, et nous ramène par endroits au Massenet de la première heure, au Massenet du Poème d’Avril, du Poème du Souvenir, etc., écrits déjà sur des vers d’Armand Silvestre ; de plus, il se présente à nos yeux-dans des décors d’une poésie infinie, avec une mise en scène d’une couleur exquise, qui ne laissent pas d’ajouter à l’agrément de la musique : aussi les auteurs devront-ils un beau cierge à M. Albert Carré. Quant à l’exécution musicale, où triomphe la direction si sûre de M. Messager, elle est des meilleures avec Mlle Bréval qui sait, quand il le faut, modérer sa grande voix pour le cadre restreint de l’Opéra-Comique ; avec M. Maréchal, dont le bel organe ne pâlit pas dans le rôle d’Alain, auprès de celui de sa partenaire ; avec M. Dufranne, qui prête tour à tour beaucoup de force ou de tendresse au marquis. M. Fugère est, comme à son ordinaire, amusant dans le personnage du Diable, qu’il joue et chante en vieux routier, et Mlle Tiphaine, avec sa voix aiguë, est bien la diablesse qu’il faut pour tourmenter ce diable-là, tandis que Melle Daffetye chante avec quelque agrément la ballade avignonnaise de Bertrade la filandière : attention, s’il vous plaît, Mademoiselle, au mi final.
Au début de la saison courante et lorsque les journaux soi-disant bien informés portaient à la connaissance de leurs lecteurs les projets formés par les directeurs de nos théâtres lyriques, ils nous promettaient pour les derniers mois de l’année 1901 au moins « trois grandes manifestations musicales »… En voilà déjà deux, les Barbares et Grisélidis, qui seront bientôt de l’histoire ancienne : attendons Siegfried.
ADOLPHE JULLIEN

(1) www.theatrechampselysees.fr/saison-2024-2025/opera-mis-en-scene/werther-2
(2) Massenet : Grisélidis – Palazzetto Bru Zane – « Opéra français » n° 42 ( 2 CD ) // bru-zane.com/fr/pubblicazione/griselidis/#

(3) https://www.concertclassic.com/article/griselidis-de-massenet-en-version-de-concert-lopera-de-montpellier-reprise-paris-tce407-rien
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