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De l’art de la reprise
L’art du spectacle n’est que fragilité. Patrice Chéreau le sait bien, lui qui a horreur de reprendre ses mises en scènes, plus encore à l’opéra qu’au théâtre. Qui pourrait aujourd’hui incarner Lulu puisqu’il l’a conçue pour Teresa Stratas ? Comment l’imaginer sous d’autres traits (avant même qu’avec une autre voix) ? Il faudrait pour cela une nouvelle vraie rencontre qui obligerait à une transformation en profondeur de toute la machine dramatique. Impossible métamorphose, Lulu n’est pas apparemment prête à se conjuguer au futur. Prisonnier de son art, conscient de la grande gomme du temps qui passe, Chéreau abdique l’idée même de reprise, et il se peut bien que Lulu (mais aussi Les Contes d’Hoffmann) ne soient plus jamais remontés, condamnés à l’éphémère souvenir emporté par les spectateurs.
A l’opposé Nicolas Joel n’a pas hésité à reprendre au Capitole le Cosi fan tutte que Giorgio Strehler avait presque achevé avant sa mort et que Carlo Batistoni réalisa. On craignait un désert mais l’œil d’un assistant de Batistoni y avait ressuscité les gestes précis, l’ironie textuelle, et jusque la pauvreté des moyens voulue, revendiquée, indispensable en fait à la grammaire théâtrale de Strehler, qu’offrait justement la production du Piccolo Teatro dix ans plus tôt. La jauge proche des deux salles expliquait en partie le bonheur de cette résurrection, car l’un des secrets de l’efficacité théâtrale est de s’inscrire dans un espace précis, même si le geste de Strehler, si vif et pénétrant, si éloquent, transcende justement cette difficulté première.
Le nouveau patron de la Grande Boutique promet que les inoubliées Nozze de Strehler, spectacle toujours vivant dans la mémoire des spectateurs et qui refuse de se réduire en souvenirs ou en nostalgie, reviendront non à Garnier mais à Bastille, où elles avaient déjà paru dès 1997. On craint à nouveau d’évidence l’élargissement mais la production est si vivace que tout ce que Strehler y montrait devrait encore se voir dans cette immensité : ses gestes de théâtre étaient si bien placés qu’on les percevait aussi clairement au fond du paradis que dans l’intimité des fauteuils d’orchestre.
Grand écart redoutable entre les spectacles « morts » d’un metteur en scène vivant et les spectacles toujours vivant d’un metteur en scène disparu.
Si les assistants peuvent parfois faire revivre les spectacles, voire les metteurs en scène, ils leurs gardent tout de même le statut de fantôme. Ainsi la spectaculaire Ville Morte selon Willy Decker, importée du Festival de Salzbourg, perdait tout de même de son intensité expressive : il lui manquait l’œil de son créateur, si celui ci était revenu Ricarda Merbeth aurait mieux conquis son personnage. Détail que seuls ceux qui avaient vu l’ouvrage à Salzbourg ont pu percevoir.
Heureusement certains metteurs en scène reviennent à l’Opéra de Paris repeigner (ou exploser) leurs spectacles. Pour Le Barbier de Séville de Coline Serreau, c’était plutôt une explosion. L’auteur de La Belle verte a tiré avec bonheur la reprise de sa production vers le buffo, poussé par le Figaro extraverti de George Petean ou l’incroyable art de la composition dont Alberto Rinaldi habillait son Bartolo : un monomaniaque de l’enfermement désopilant. La limite de cet exercice jubilatoire était pourtant atteinte lorsque Antonio Siragusa, virtuose efficace, quittait son costume pour se retrouver en maillot de foot, transformant « Cessa di piu resistere », ajouté grâce à ses aptitudes techniques, en un festival de tirs au but vocaux. Et l’on se souvenait de la grâce infinie qu’y mettait Juan Diego Florez à Madrid, crucifiant ses vocalises à coup de frustration et d’invite amoureuse. Le plus inattendu est bien que Karine Deshayes se soit glissée dans le désordre bouillonnant de Coline Serreau avec une grâce qui ignorait tout sens de la retape. Un jeu très années cinquante, une silhouette à la Martine Carol, Deshayes ajoutait une présence érotique que Joyce DiDonato, exemplaire et émouvante, n’apportait pourtant pas : le pseudo-sérail à la mauresque si joliment poétique de Jean-Marc Stehlé et d’Antoine Fontaine trouvait tout son sens, filait sa belle métaphore nostalgique, illuminé par la grâce de cette incarnation. Ces concordances secrètes suffisent parfois à élargir le propos d’une mise en scène, à lui donner d’autres perspectives.
Laurent Pelly était lui aussi revenu pour réviser son Elixir d’amour (photo) (allez, disons le, une des meilleures productions de l’ère Mortier). Il n’en a rien touché en fait, on l’en remercie, on aime tellement cette Italie des années cinquante, entre Vitteloni et Riz amer, mais il s’est laissé porté avec bonheur par une vraie rencontre. Anna Netrebko éblouissait autant par sa présence scénique que par le bel canto émouvant et étourdissant que sa voix, parfaitement placée, distillait. L’actrice est prodigieuse de naturel, bonne fille en plus, n’hésitant pas à payer de sa personne pour animer un plateau littéralement transporté. On comprend bien que le Nemorino idéalement enfantin de Giuseppe Filianoti soit détruit par une telle beauté.
Magnifique reprise, transportée par le génie d’une chanteuse et d’une actrice qui faisait oublier la méchante seringue dont on avait affublé Adina auparavant. Si Laurent Pelly n’a rien eu à faire, Anna Netrebko ne lui a pourtant pas volé son spectacle, elle lui a donné un supplément d’âme, et l’acquiescement du metteur en scène l’a autorisé à produire cette renaissance. Autre miracle : comment Netrebko parvient-elle à emplir avec un pianissimo tout Bastille ? L’abolition de l’espace, la certitude que tout d’un coup le hall d’aéroport s’est transformé en vrai théâtre, ce fut la véritable révélation de la soirée. Le public, au Barbier comme à L’Elixir, ne s’y est pas trompé, savourant avec un bonheur sans mélange ses retrouvailles avec l’opéra, le vrai. On avait presque oublié cette magie.
Jean-Charles Hoffelé
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Photo : Opéra national de Paris/ E. Mahoudeau
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