Journal
Decadance de Ohad Naharin - Soirée dansante au kibboutz Garnier - Compte-rendu
Ohad Naharin est un monstre consacré, un penseur du mouvement, un homme au charisme rare, dont Martha Graham elle-même remarqua l’intensité, elle qui en 1964, signa l’acte de naissance de la Batsheva Dance Company, maison mère de la recherche chorégraphique contemporaine en Israël, pays qui n’avait guère de racines classiques, sinon celle de David dansant devant l’Arche! La façon qu’a Naharin de mobiliser les danseurs, de les solliciter, de réveiller leurs pulsions vitales et individuelles, de les toucher, de créer une véritable empathie avec eux, bref de les aimer, fait que tous adorent travailler avec lui. C’est pour eux comme une récréation, qui leur permet de lancer leurs corps, si contraints par les règles classiques, dans une véritable sarabande joyeuse. De se lâcher, pour parler trivialement.
Naharin, maître à danser de toute une génération qui fleurit un peu plus chaque jour, les israéliens ayant découvert que pour s’exprimer, il y avait autre chose que le violon, est déjà entré à l’Opéra de Paris par la grande porte en 2000, avec Perpetuum. Puis on vit Three en 2016 avec la Batsheva Dance Company. Voici aujourd’hui Decadance, emblématique de la compagnie et du style Naharin, qu’il échafauda en 2000 pour célébrer ses dix années à la Batsheva. La pièce, faite d’une dizaine d’extraits, change constamment, car Naharin, grand mixeur devant l’éternel, que ce soit de musiques, souvent rock, et de mouvements, varie ces extraits, les interchange et les fait s’entrechoquer ou prendre un sens nouveau.
Au fait, voilà bien la question : un sens ? Et lequel ? En premier on peut regretter que le titre, Decadance, sonne si mal à nos oreilles françaises, de même que le style de danse inventé par Naharin, Gaga, mot qui pour lui n’a rien de péjoratif. Mais pour nous si. Dommage. On voit donc juste un contingent du corps de ballet, pour mieux créer sans doute l’idée de collectivité, onduler sur des rythmes arabes, israéliens traditionnels, pop et bien d’autres, procéder par secousses brutales, bondir en obéissant à des nécessités intimes qui nous échappent, recommencer inlassablement les mêmes déhanchements, se figer dans des poses minimalistes et s’envoler dans des ébats forcenés, hors d’eux-mêmes. Mais pour qui pour quoi ? Il y a certes une gestique sexy autant que séduisante par sa dynamique fouillée, des scènes d’ensemble saisissantes, façon expressionnisme allemand élagué, où les danseurs, assis en rond sur des chaises, finissent dans une sorte de transe par envoyer balader leurs fringues, signées Rakefet Levy. Ce passage est assurément assez frappant, ce que n’est pas la séquence où la troupe descend dans la salle, s’empare de quelques spectatrices et va se dandiner façon chachacha sur le plateau, comme dans les hôtels-clubs de bords de mer. Pitoyable.
Même si on juge à quel point les danseurs sont contents de s’exciter ainsi, comme s’ils allaient en boîte après leur journée austère, même si on prend la mesure de quelques personnalités puissantes comme celles de Hugo Vigliotti, Simon Le Borgne et Jeremy-Loup Quer, on se demande si une telle surprise-party est bien indiquée dans une institution qui coûte si cher, et qui est censée représenter, outre la tradition, l’excellence de la recherche dans la signification de la danse. Ce qui n’enlève rien au charme de Naharin, à sa haute technicité et à ses élucubrations très prenantes sur la danse, qui est selon lui, « le sismographe qui mesure l’électricité de l’air après un tremblement de scène ». Sans vouloir transformer le Palais Garnier en catacombes, on se dit qu’une telle démarche serait mieux indiquée dans un lieu plus intime et plus moderne, ou surtout, en plein air. Réjouissant par moments mais surtout navrant, notamment dans les injonctions débiles du présentateur du spectacle, qui ânonne quelques informations et demande aux spectateurs de se lever, histoire de les plonger en état de crétinisme. Et l’on finit par s’ennuyer ferme, alors que sur la scène on gigote avec conviction.
Jacqueline Thuilleux
Decadance, de Ohad Naharin - Paris, Palais Garnier, 28 septembre ; prochaines représentations, les 30 septembre, les 1, 3, 4, 6, 7, 9, 11, 12, 13, 16, 18, 19 octobre 2018. www.operadeparis.fr
© Julien Benhamou
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