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Découvrir la création musicale - Mark Andre à la Cité de la musique
« Etranger je suis arrivé, étranger je repars ». Ces vers de Wilhelm Müller (1794-1827) ouvrent ce cycle des vingt-quatre lieder qui composent ce Winterreise, Voyage d’Hiver de Franz Schubert (1797-1828). Près de deux siècles plus tard, à la demande de l’Ensemble intercontemporain, Mark Andre reprend l’œuvre et nous en proposera une écoute renouvelée le vendredi 7 février à la Cité de la musique.
« J’ai accepté le pari, c’est compliqué. Bien sûr, c’est un défi esthétique ; seul face au chef-d’œuvre du Lied… ». Mark Andre refuse, puis se prend à hésiter, doute, tâtonne, s’engage. « C’est surtout un défi éthique ».
Il faut choisir : poser un parti-pris. Proposer une écoute renouvelée, soit, mais comment s’approprier l’œuvre sans rester au seuil, sans demeurer étranger ? Orchestrer ? Hans Zender l’a fait en 1993. Transposer le Winterreise au théâtre ? Elfriede Jelinek et le Münchner Kammerspiele en ont fait un Theaterstück en 2011. Transformer radicalement l’œuvre ? Keith Kouna vient en 2013 de l’annexer aux territoires du jazz.
C’est dans le silence de sa quête intérieure que Mark Andre va assumer ici un travail d’épure : il va faire de ce travail sur le Winterreise le miroir contrasté de cet opéra auquel il travaille depuis si longtemps, Wunderzaichen, et que Sylvain Cambreling, à la tête du Staatsoperchor et du Staatsorchester de Stuttgart s’apprête à créer le 2 mars prochain. Loin de chercher à remanier le chef d’œuvre de Schubert, Mark Andre choisit de s’immiscer dans les interstices du cycle de lieder avec le respect, la discrétion et la science que nous lui connaissons. Il manquait cependant à cet engagement un signe de la providence (comment le dire autrement ?). Cela se produisit de la plus inattendue des manières.
Ce fut un hasard heureux, une forme de sérendipité. Maintes fois reportée en raison d’un emploi du temps saturé, l’invitation de Mark Andre au Wiko (Wissenschafskolleg zu Berlin), prend forme dans l’année académique 2012- 2013. Fondé en 1981, le fameux Institut d’Etudes avancées de Berlin est le lieu d’une retraite intellectuelle offerte aux meilleurs d’entre les artistes et les scientifiques de notre monde. Venus du monde entier, issus de toutes les disciplines et de toutes les générations, les résidents sont invités à séjourner dans le magnifique institut de Grünewald, près du lac de Halen (Halensee), et à se concentrer pendant une année entière à la réalisation d’un projet. Mark Andre y séjourne pendant l’année universitaire 2012-2013. Souvent, il entend de la pièce d’à-côté les sons d’un piano virtuose, mais l’hôte n’est là que par intermittence et le compositeur ne parvient pas à deviner qui fait sonner ce piano. Jusqu’à ce jour où il fait la connaissance de son voisin de chambre. C’est Alfred Brendel.
Impossible, dès lors, de renoncer. « Il me demande à quoi je travaille. Schubert ! Il se met au piano. Tout devient clair. « Il faut faire un découpage, me dit Brendel, mais qui respecte la dynamique de l’enchaînement des lieder. Rien de systématique. Trois ou quatre lieder, peut-être ». J’ai essayé sur cette piste. On s’est revu souvent, on déjeunait ensemble tous les midis pendant trois mois. On expérimentait des formes de respiration. On enchaînait de différentes manières. Il me parlait de son travail avec Fischer-Dieskau. Et c’est finalement ensemble que nous avons imaginé un découpage de séquences en forme de contrepoint formel asynchrone, mais cohérent ».
Ainsi Mark Andre part-il en quête de failles temporelles, d’espaces métriques intercalaires, d’une rythmique boiteuse qui peut autoriser une intervention de sa part, analyse le texte, le lien entre sémantique textuelle et mobilisation émotionnelle, travaille à une distribution de sa propre création dans ces interstices. Et peu à peu, sa vision du Voyage d’hiver change considérablement : « J’ai glissé d’une analyse internaliste de compositeur qui réfléchit à des enchaînements formels et à des agencements dynamiques, pour glisser vers la vision de l’interprète, grâce à Alfred Brendel. En d’autres mots, je suis passé d’une analyse textuelle à une analyse de caractéristiques repérables à l’audition. Dans l’échange avec Alfred Brendel, je voyais apparaître des wunderzeichen, des évidences qui se nourrissaient de mes propres capacités compositionnelles ».
Au long des trois mois pendant lesquels les deux hommes ont cohabité au Wiko, des conversations passionnées s’ensuivent. Des analyses, des échanges, des questions de tonalité, de regroupements de lieder qui incitaient le compositeur à aménager le cycle de telle ou telle façon. Des éclairages nourris des multiples interprétations qu’en avait données Alfred Brendel lui-même, avec Dietrich Fischer-Dieskau.
Avec Brendel en voisin de chambre, plus rien n’est comme avant. Le compositeur se met en posture d’auditeur. « Tout auditeur, reconnaît-il volontiers, engage une observation active entre les lieder. Tout ne se joue pas uniquement dans les lieder. Il se passe aussi beaucoup de choses imperceptibles parfois, entre les lieder. Ce sont ces espaces qui se sont mis alors à m’intéresser ». C’est là que Mark Andre installe son atelier.
« Je dois prendre une route dont nul homme encore n’est revenu », annonce Wilhelm Müller dans Der Wegweiser (Le panneau indicateur). Mark Andre s’y risque. Ce ne sera pas un Bearbeitung, un arrangement, un traitement à partir du texte lui-même, mais à partir de la pensée du compositeur qui assume pleinement sa place « auctoriale », à condition qu’on la considère à la marge du texte de Franz Schubert. Mark Andre ne touchera pas à la voix, il vise les espaces possibles du cycle. Hommage du compositeur chevronné du XXIe siècle qui, à l’approche de la cinquantaine, s’immisce dans les interstices du travail d’orfèvre qu’un jeune compositeur de 31 ans réalisa en 1827, tout juste un an avant de quitter notre monde.
« Étrange vieillard, dis-moi, viendrai-je avec toi ? Pourrai-je chanter mes peines au son de ta vielle ? », nous dit le joueur de vielle (Der Leiermann).
Dans l’intrication des deux œuvres enchevêtrées, dans le cycle des 24 lieder de Franz Schubert et dans le cycle des 12 interventions de Mark Andre (qui préfère parler de stations), se lie un destin à la recherche d’une complémentarité suggérée par Matthias Pintscher, dédicataire de l’œuvre, et voulue par Mark Andre qui, ici comme dans …auf…, nous mène au seuil du silence[i]. Il cisèle descrescendi aboutissant à des triples pianos, explore les timbres des 15 instruments convoqués dans le cycle, travaille les harmoniques les plus inattendues qui naissent du piano préparé. Comment ne pas entendre ces miniatures comme un hommage à Anton Webern ?
Ainsi l’ensemble instrumental voulu par Mark Andre en forme d’orchestre symphonique avec harpe et piano se glisse-t-il en continu, et avec discrétion, dans les interstices de l’œuvre citée en référence, pour dégager un espace de pensée qui permette d’écouter autrement cet Urtext. Il prend ainsi appui de façon constante sur le temps métrique de Gute Nacht, ne rêve d’autres sons que d’unhörbaren Klangschatten, ces ombres tirées du plus profond des œuvres de Lachenmann et qu’il rend inaudible, ou de gefrorene Klangen, ces sons engourdis, à peine palpables, et si froids à mesure que nous avançons dans ce voyage d’hiver.
Dans l’extrême subtilité d’une partition conçue au cordeau, Mark Andre joue sur les fréquences harmoniques au huitième de ton pour provoquer d’imperceptibles battements, insiste sur cette virtuosité très particulière qui pousse les interprètes aux limites de leur concentration et de leur virtuosité intérieure.
Lorsque l’orchestre du Südwestrundfunk Sinfonieorchester Baden-Baden & Freiburg créa le tryptique …auf… à la Philharmonie de Berlin en 2009, le premier violon de l’orchestre, Christian Ostertag, expliqua la chose suivante :
Surtout n’allez pas croire que c’est facile à jouer parce que ça ne fait pas beaucoup de bruit… C’est une partition extrêmement difficile à tenir, il faut une concentration prodigieuse, j’ai rarement vu ça, et le résultat est magnifique. Contrairement aux apparences, …auf… est une œuvre vraiment très virtuose. Nous avons tous beaucoup de difficulté dans l’orchestre, tout est nouveau. Mais nous travaillons et nous allons jouer très bien.
Mark Andre reprend ici un projet identique : « Je rejoins un peu le point de vue d’Alfred Brendel, pour qui le Winterreise est un voyage initiatique, évidemment, mais surtout un voyage au plus profond de soi-même. Pour Schubert, le Winterreise est la quête existentielle de soi, la quête métaphysique d’un être-au-monde par la musique. Pour moi, c’est un projet identique ». Le compositeur invite alors chacun de nous à suivre Schubert, et à le suivre, lui, exégète de Schubert et déchiffreur des chemins de l’âme. Il nous invite à nous faire à notre tour wanderer, promeneur, mais à la condition d’emprunter un espace qui n’est pas celui, horizontal, des chemins de campagne, mais celui, vertical, de la quête de soi, quand le seuil de l’audible débride le regard et invite à le porter haut, afin que notre propre vie soit un exemple du temps de ténèbres que nous vivons.
Demeure la question du statut de cette œuvre dans l’œuvre. Le cycle du Winterreise est une œuvre en soi. En irait-il autrement du travail de Mark Andre ? Bien évidemment non. Il assume la posture compositrice endossée au Wiko de Berlin et nomme sa pièce : AZ.
En 2004, Pendant la Biennale de musique de Munich et du Staatstheater de Mainz de 2004 Mark Andre avait créé le Musiktheater-Passion in drei Teilen …22,13…, repris à l’opéra Bastille de Paris en septembre 2004 par le festival d’Automne. Le texte servant d’appui au compositeur était extrait de l’Apocalypse : « Je suis l’alpha et l’oméga ». AZ serait-il une réponse au verset de l’Apocalypse ? A chacun d’en décider. Mais AZ aura son existence propre. L’œuvre, intriquée pour cette fois dans le cycle des lieder qui en constitue la chrysalide, pourra être interprétée indépendamment. Elle trouvera son chemin, de A à Z, qui signifie ici Andere Zwischenräume, en référence à ces autres interstices que le Voyage d’Hiver de Schubert aura permis à Mark Andre de dessiner ce soir.
Mais il est une dernière réflexion qui ne manquera pas de surprendre. Dans le dernier lied, le poète demande au joueur de vielle, der Leiermann, allégorie de la mort, s’il peut le rejoindre pour en finir. C’est le vingt-quatrième et dernier lied de Schubert, c’est la douzième et dernière station de Mark Andre. Comment ne pas y voir un rapprochement avec les quatorze stations du Chemin de Croix ? Mais alors, si Mark Andre nous invite ici à méditer sur la passion du Christ à travers cette rencontre avec la mort, pourquoi ne pas être allé jusqu’à la quatorzième station, celle de la résurrection promise ? Pourquoi cet arrêt sur la douzième station, celle du dernier souffle ?
Article publié en partenariat avec l'ensemble intercontemporain
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