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Der Schmied von Gent de Franz Schreker à l’Opéra de Gand – Diaboliquement vôtre – Compte-rendu
En France, on joue peu Franz Schreker, contemporain de Schoenberg et viennois comme lui. Et mort de sa belle mort, si l’on peut dire, à Berlin en 1934, après avoir été limogé deux ans plus tôt de son poste de directeur du Conservatoire, et non gazé ou sommairement exécuté, comme tant d’autres artistes « dégénérés » devenus la cible des purificateurs nazis. Pourtant, il y a cinq années l’Opéra de Lyon le programmait, avec Die Gezeichneten, et y revient le mois prochain avec Irrelohe, plus tardif.
L’occasion de découvrir une musique attachante, étonnante, multiple et que l’Opéra de Gand inscrit à son actif, après les premières à l’Opéra d’Anvers, avec ce stupéfiant Der Schmiedt von Gent, son dernier opéra, bien mal reçu en son temps, en 1932 et disparu depuis. L’Opéra-Ballet de Flandre, dirigé par Jan Vanderhouwe, dispose, il est vrai de quelques atouts puissants pour rendre justice à cette œuvre oubliée : d’une part d’en être le terrain naturel, l’opéra se passant dans le quartier d’Ajuinlei, point central de la cité, et surtout de bénéficier de la direction d’un chef ardent, ouvert, et passionné par des expériences musicales complexes et originales, notamment lorsqu’elles incluent de la danse, l’argentin Alejo Perez, attaché à la maison depuis 2018. Wagnérien, debussyste, certes, mais aussi passionné par Ravel ou Berio et partenaire des metteurs en scène Warlikowski ou Sellars, avant de monter Turandot en mars à l’Opéra de Rome avec le sulfureux plasticien chinois Ai Weiwei. Bref un aventurier, mais aux bases solides.
© Opera Ballet Vlaanderen/Annemie Augustijns
Né en 1878, Schreker, en fait, n’appartient pas à la race des tueurs qui marchèrent sur les sentiers dodécaphonistes. A l’opposé de Schoenberg, lui, plutôt comme un Kurt Weil, garda l’héritage traditionnel, tout en évoluant fortement et en passant d’une moelleuse écriture symbolique, voire néoromantique, un peu flottante, à des tracés plus vigoureux et plus agressifs, mais sans sprechgesang ou sérialisme. Schreker ne détruit pas, il retourne, il critique, il se moque et parfois aussi il s’émeut et nous émeut avec de belles lancées lyriques qui adoucissent ce que son langage final peut avoir de criard. Telle est l’impression que donne ce Forgeron de Gand, « opéra populaire à la Breughel », comme l’annonçait l’auteur, magnifiquement écrit pour la voix, et donnant aux chanteurs l’occasion de formidables numéros, tout comme l’action, farfelue et corrosive, qui montre une sorte d’anti-héros, ni bon ni mauvais, séduisant et malin certes mais sans aucune dimension épique. Monsieur- tout-le-monde, comme le voulait le compositeur, sauf que ce Jedermann va être soumis à de diaboliques tentations, et que bien qu’il y cède, il ne perdra pas pour autant son salut, grâce à l’amour dont il est entouré et à une sorte d’innocence primale qui le rend sympathique. Rien d’étonnant à cela puisque le livret est emprunté à une nouvelle de Charles de Coster, auteur, dix années plus tard, en 1868, du fameux Till Eulenspiegel, lequel, lui, finit tout de même au bout d’une corde.
Diables rouges et belle diablesse noire, donnent donc le ton pour rire à cette farce bigarrée, dont le metteur en scène berlinois Ersan Mondtag a accentué le côté ducasse flamande, avec des décors tournants comme un manège de fête foraine, dessinés par la Colombienne Manuela Illeras, que domine un énorme Léviathan, gueule ouverte tel un Baal ouvrant la porte de l’enfer, et des personnages aux costumes carnavalesques raides et violents, comme les Ballets Suédois ou autres révolutionnaires des années 30 en conçurent. Avec un second volet, beaucoup plus méchamment satanique lui, qui enrichit ou détourne abusivement l’œuvre, un épisode strictement théâtral imaginé par Mondtag où sont évoquées la colonisation du Congo, et les atrocités de l’esclavage. Discours de Lumumba, foules enflammées, tableaux dans le style de Tshibumba Kanda Matulu, ce peintre congolais disparu bizarrement dans les années 80. Rien n’y manque, tandis qu’au tableau final, le héros, costumé en Léopold II, Caoutchouc 1er, aura bien du mal à passer les portes du Paradis. Pour lourde qu’elle soit, l’allusion n’est ni déplaisante ni déplacée, l’œuvre baignant initialement dans une attaque féroce du Duc d’Albe et du terrible pouvoir espagnol. Oppression pour oppression …
© Opera Ballet Vlaanderen/Annemie Augustijns
L’essentiel étant que l’on ne s’ennuie jamais et que surtout, on est captivé par la richesse de la musique, qui passe par toutes les couleurs d’un arc en ciel germanisant, saccadée à la façon d’un Kurt Weill, retrouvant aussi les couleurs de quelque discours mahlérien à la fois grandiloquent et déchiré, sonnant même comme le pilonnant Carl Orff. Bref tout le bain d’une époque, dont Schreker tire le moins dur, tout en lui gardant sa valeur rebelle. Car peu subsiste ici de son premier style qui le faisait qualifier de Klimt de la musique. Et surtout l’on a droit à un plateau magnifique, orchestré, vitalisé par la direction d’Alejo Pérez, qui fait ronronner de bonheur et vibrer puissamment le bel Orchestre Symphonique de l’Opéra-Ballet de Gand, avec une vigueur, une sorte de gaieté vengeresse qui rend explicites toutes les sonorités, tous les rythmes dont Schreker a joué avec entrain.
Quant aux chanteurs, ils sont évidemment dominés par Smee, le forgeron, rôle énorme qui va du roué au fantoche cocasse puis piteux, mais irrésistible : il est incarné avec un bagout, une prestance, une drôlerie rares par le superbe baryton Leigh Melrose, tandis que son épouse, l’Estonienne Kai Rüütel, a en elle au contraire toutes les vertus apaisantes d’une voix de mezzo chaleureuse et tendre. Vedette aussi, l’Astarté de la Sud-africaine Vuvu Mpotu, merveilleusement costumée en diablesse aux cornes rouges et aux yeux blancs. Alors que l’ensemble des costumes de Josa Marx est plutôt provocateur et rugueux, elle, dans sa longue et sobre tunique de séductrice, diffuse au contraire un charme langoureux qui inquiète et captive, grâce à une voix souple, fine et sinueuse à souhait. Séduit, amusé, piqué, le public flamand s’est retrouvé de multiples façons dans son passé, remis en selle avec les références remontées d’époques sombres, celle de l’oppression des Flandres, celle de la colonisation du Congo, celle enfin du nazisme qui plongea le compositeur viennois dans un monde fou, fou, fou…Le rire pour faire passer l’horreur.
Jacqueline Thuilleux
Schreker : Der Schmied von Gent – Gand, Opéra, 25 février 2020 //www.operaballet.be/nl
Photo © Opera Ballet Vlaanderen/Annemie Augustijns
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