Sans relire, sans transposer sinon en habillant la foule qui assiste à la décollation des Carmélites en costumes d’aujourd’hui, soulignant peut-être que le XXe siècle est l’âge des génocides, Mireille Delunsch va très loin au cœur d’une œuvre souvent prise à partie, interprétée, trahie, réécrite par chacun dans le sens historique qui lui convient. « Dialogues des Carmélites, un opéra réactionnaire ? », s’interrogeait jadis Rodolfo Celletti. Mireille Delunsch répond simplement qu’elle y voit et y entend un drame humain où les individus sont brisés par l’Histoire, ou perdus par leur propre terreur comme Blanche de la Force. Ce spectacle sans une once de narcissisme est un modèle, avec ses éclairages expressifs, ses décors sobres, l’omniprésence des flammes fragiles, vacillantes, des bougies, symbole à la fois de l’incertitude de la vie humaine et du rayonnement de la foi. Il n’est de bout en bout que direction d’acteur. Et dire qu’il faut qu’une chanteuse donne aux metteurs en scène une leçon sur leur propre terrain, un comble !

L’héroïne de la soirée n’était pourtant pas Mireille Delunsch, aussi admirable que soit son travail, mais bien Anne-Catherine Gillet dont la Blanche a muri pour parvenir à un aboutissement difficilement surpassable. Portée par une régie si subtile, le personnage irradie plus qu’il ne craint, ce sera un bémol pour certain, mais pas pour nous qui n’oublions jamais que finalement Blanche ira de son plein gré, dans un absolu libre arbitre, partager le sort de ses consœurs après les avoir abandonnées. Et quel style, quel français, quel art du chant unique qu’on croyait perdu depuis les années cinquante et qui nous revient si frais, comme au premier jour.

Autre incarnation majeure, absolument rayonnante, désarmante de simplicité et de pure beauté vocale, la Sœur Constance de Sophie Junker, juvénile, mais moins fragile et surtout moins naïve qu’à l’habitude. Doris Lamprecht ne surcharge pas la mort de Madame de Croissy, mais la joue et la chante pourtant avec une vérité clouante, Hedwig Fassbender fait sa Mère Marie de l’Incarnation moins cruellement raide qu’à l’habitude, et son saisissement lorsqu’elle croise l’Aumônier qui lui apprend la condamnation de la congrégation est finement jouée. Bémol relatif, Catherine Hunold, une Isolde, une Brunhilde, est à la peine pour Madame Lidoine, fatigue passagère sans doute qui d’ailleurs se dissipe au III.

Les hommes sont parfaits : impeccable Marquis de la Force selon le toujours excellent Frédéric Caton, Chevalier exemplaire de style et de diction selon Stanislas de Barbeyrac, Premier Commissaire idéalement tranchant et ironique de Jean-Jacques L’Anthoën, mais on donne la palme à une vraie découverte (pour nous !), l’Aumônier parfaitement chanté et incarné de Mathias Vidal, ténor à suivre qui demain ne fera qu’une bouchée du Chevalier ! En fosse, l’Orchestre National des Pays de la Loire se surpasse sous la direction mordante de Jacques Lacombe, qui fait sonner l’écriture si singulière de Poulenc avec une rare poésie sans jamais en relâcher la tenson dramatique. Soirée magnifique et assez inoubliable.

Jean-Charles Hoffelé

Poulenc : Dialogues des Carmélites - Angers, Le Quai, 15 novembre 2013

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Photo : Jeff Rabillon pour Angers-Nantes Opéra