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Dossier Gluck - Gluck et l’opéra métastasien (Episode 1) : Des débuts à La Clemenza di Tito

La France restant toujours aussi chauvine, les deux-cent cinquante ans de la mort de Rameau ont un peu occulté, chez nous, un autre anniversaire : celui des trois cents ans de la naissance de Christoph Willibald Ritter von Gluck (1), souvent appelé "le Chevalier Gluck" en référence à la nouvelle fantastique qu'écrivit à son sujet E.T.A Hoffmann (oui, le héros des « Contes… »), en 1808(2).
Nous avons à cœur ici de réparer cette injustice. Mais, plutôt que de vous proposer une énième biographie de l’auteur d’Orphée, il nous a paru plus original de nous focaliser, de loin en loin, sur certains points forts de sa carrière. Et, tant qu’à faire, nous commencerons par le début, en consacrant ce premier article à ses opéras sérias.
 

Pietro Metastasio © DR
 
Gluck/Métastase : une vingtaine d’œuvres en commun
On sait que c’est justement contre cette forme contraignante de spectacle que Gluck et son librettiste Ranieri de’ Calzabigi (son jumeau) réagirent en proposant leurs premiers ouvrages « réformés », au début des années 1760. Mais l’on ne réforme bien que ce que l’on connaît : Gluck, comme la plupart des compositeurs souhaitant faire carrière sur les scènes européennes (à l’exception des scènes françaises) avait dû, au cours des vingt années précédentes, se frotter au genre séria et, plus exactement, aux mélodrames de Métastase, le pape du livret, alors au faîte de sa carrière(3). Ainsi, entre 1741 et 1765, Gluck composa-t-il dix-sept drammi per musica (comme on les appelait alors), dont douze sur des textes de Métastase.

A ces partitions, il faudrait d’ailleurs adjoindre une dizaine de « fêtes » ou « actions » théâtrales, « sérénades », « compositions dramatiques » ou « pastorales » (dont la plupart, à nouveau, sur des poèmes métastasiens) - des ouvrages relevant de la même esthétique mais plus brefs (en un ou deux actes au lieu de trois), plus simples (les personnages y sont moins nombreux, l’action plus allusive et linéaire) et parfois même réservés au concert. Le si fameux Orfeo ed Euridice, créé à Vienne le 5 octobre 1762, portera d’ailleurs lui aussi le titre d’azione teatrale, en dépit de ses trois actes.

Et on notera que la création de cet Orfeo n’a pas sonné la fin de la carrière séria de Gluck : en mai 1763, celui-ci fera encore jouer à Bologne un melodramma sur un texte de Métastase, Il Trionfo di Clelia, et, en décembre de la même année, produira, à Vienne, une version révisée de son Ezio.
Il est donc légitime d’imaginer que, dans un premier temps, Gluck a cru pouvoir marquer de son empreinte le genre métastasien dominant, y réussir et contribuer à le faire évoluer, avant de franchir le Rubicon de la réforme, en 1767, dans la fameuse Préface d’Alceste, dont nous aurons l’occasion de reparler…
 

Le castrat Giovanni Carestini © DR
 
L’anniversaire de l’impératrice
Des cinq premiers opéras sérias - Artaserse (1741), Demetrio (1742), Demofoonte (1743), Il Tigrane (1743) et La Sofonisba (1744) - composés par Gluck pour diverses scènes de l’Italie du Nord (essentiellement pour Milan, où il avait terminé ses études sous la direction de Giovanni Battista Sammartini) ne nous ont été conservés que des extraits. Le premier à nous être parvenu dans son intégralité est Ipermestra (Venise, 1744), écrit, de façon symptomatique, sur le plus récent livret de Métastase, et aussi l’un des plus sanglants et baroques (il s’agit de la même histoire de massacre qui donnera en 1784 Les Danaïdes de Salieri… attribué à Gluck !). Il semble que, dès l’abord, l’écriture virile de notre musicien ait un peu déconcerté les Italiens. Mais ces premières commandes lui fournissent du moins l’occasion de se frotter aux grandes stars de l’époque et, notamment, à Carestini (qui chante le rôle de Timante dans son Demofoonte de 1743), alors en fin de carrière.

A l’instar de ce qu’avait choisi de faire ce castrat une dizaine d’années plus tôt, Gluck se transporte ensuite brièvement à Londres où il donne, sans grand succès, deux ouvrages qui, cette fois, n’ont rien à voir avec Métastase - La Caduta de’ Giganti et Artamene (1746) -, sans doute parce que la capitale anglaise, où Haendel (4) vivait toujours mais se vouait désormais à l’oratorio, n’avait jamais montré beaucoup de goût pour le «poète des Césars ».

Dès 1747, Gluck est de retour en territoire allemand où il va d’abord tenir le rôle d’un compositeur mercenaire, écrivant pour ces compagnies itinérantes qui offrent leurs services aux grandes villes n’entretenant pas de troupe fixe. Sa première réalisation, la sérénade Le Nozze d'Ercole e d'Ebe, ayant été couronnée de succès, Gluck va se voir gratifié, sur les conseils d’un imprésario connu au cours de ses errances, d’une commande particulièrement prestigieuse : celle de l’ouvrage censé fêter l’anniversaire de Marie-Thérèse et la réouverture du Burgtheater de Vienne récemment rénové - un honneur d’autant plus étonnant que la cour des Habsbourg dispose alors des services des compositeurs de cour Bonno, Wagenseil et Hasse.

Le choix du livret, lui, ne doit rien au hasard puisque le thème de cette Semiramide riconosciuta métastasienne (dont l’héroïne, Sémiramis, se fait passer pour son propre fils pour rester au pouvoir) fait alors directement allusion à la fin de la Guerre de succession d’Autriche et à la reconnaissance par l’Europe de la Pragmatique sanction, grâce à laquelle Marie-Thérèse règne sur l’Autriche, en dépit de son sexe. L’interprète principale de l’opéra est d’ailleurs une autre maîtresse femme, la grande contralto Vittoria Tesi, qui avait déjà créé le rôle-titre d’Ipermestra. La création semble avoir été un succès mais Métastase n’en écrit pas moins dans l’une de ses lettres (29 juin 1748) : "Sachez que ma Sémiramis  est portée aux nues, grâce à l'excellence de la troupe et à la splendeur des décors, et en dépit d'une musique archivandalesque et insupportable."(5)
 
Ezio, deux fois

Ce jugement sans appel du poète impérial explique que Gluck ne trouve alors aucun engagement durable à Vienne. Néanmoins, il continue à mettre en musique les œuvres du dramaturge avec une grande constance : rejoignant à nouveau la troupe itinérante de    Giovanni Battista Locatelli, en ces années-là surtout active à Prague (ville où s’est déroulée la jeunesse de Gluck), notre compositeur s’attaque d’abord à Ezio (1750), un ouvrage auquel il tiendra suffisamment pour en donner une seconde version, assez différente, à Vienne, treize ans plus tard.

Les deux versions d’Ezio sont aujourd’hui disponibles en CD, nous permettant de juger de l’évolution de Gluck – mais aussi, de façon plus générale, de l’opéra de style « napolitain » vers le milieu du XVIII° siècle. Primitivement écrit en 1728, le texte de Métastase est désormais trop prolixe (la longueur des airs s’est considérablement accrue depuis les années 1720) et doit être raccourci - d’ailleurs, le poète lui-même s’y astreindra lorsque son grand ami Farinelli lui demandera de le faire pour les théâtres de Madrid et Lisbonne. Ainsi, chez Gluck, les trois airs finaux de l’Acte II sont-ils d’abord fondus en un trio (auquel ne participe pas le protagoniste). Puis, dans la seconde version, la même chose advient à la fin de l’Acte I (clos par un duo), nombre d’airs dévolus aux personnages secondaires (Varo, Onoria) sont omis ainsi que les deux derniers mouvements de l’ouverture.

Mais ce qui distingue le plus évidemment la mouture viennoise de 1763 de celle de Prague est la disparition du premier air de Massimo (le méchant de l’histoire, chanté par un ténor), « Se povero il ruscello » :  en effet, le public viennois l’avait déjà entendu ou, pour le moins, connaissait sa délicieuse parure orchestrale, puisque Gluck en avait fait la matière de l’arioso « des Champs Elysées » (« Che puro cielo » à l’Acte II d’Orfeo) ; Gluck dut donc le remplacer par un nouveau morceau…
 

 
Gluck à Naples
Mais revenons aux années 1750. Après Ezio, Gluck donne à Prague une Issipile, toujours de Métastase (dont ne nous ont été conservés que trois airs) puis la chance tourne à nouveau : sans doute sa réputation de compositeur « original » est-elle parvenue aux oreilles du directeur du San Carlo de Naples (alors le plus grand théâtre d’opéra du monde) puisque ce dernier, amateur de talents iconoclastes, lui passe une importante commande - un opéra « dans un style varié et encore inouï » pour le jour de la Saint Charles (patron du théâtre et du vice-roi), le 4 novembre 1752. Pas rancunier ou conscient des qualités dramaturgiques des œuvres métastasiennes, Gluck refuse l’Arsace qu’on lui propose et impose le livret de La Clemenza di Tito.

L’enregistrement de cette œuvre (le premier véritablement intégral d’un opéra séria de Gluck), qui vient de paraître chez DHM sous la direction de Werner Ehrardt, nous permet de mieux comprendre ce qui distingue notre compositeur de ses rivaux et la raison pour laquelle il a toujours été considéré comme un outsider. Non pas qu’il se permette, cette fois, de grandes libertés avec le livret, globalement respecté : on n’a coupé que deux pages chorales - le San Carlo ne disposant pas de choeur à demeure - et deux airs du rôle secondaire de Servilia. La forme des airs n’est pas non plus particulièrement novatrice, à l’exception de trois de l’Acte III, qui renoncent au da capo au profit du rondeau (un choix que faisait parfois aussi Jommelli, Graun voire Hasse, dans les mêmes années).

Gluck, qui deviendra le grand spécialiste du « récitatif accompagné par l’orchestre », s’est même (inconsciemment ?) soumis aux directives de Métastase qui, dans sa correspondance, demande à ce que cette forme ne soit pas trop libéralement employée (afin de rendre son intrusion plus frappante et de ne pas délayer le drame), mais réservée à quelques scènes-clefs - notamment la première de l’Acte II, celle de l’attentat, et la délibération de Titus, au cœur de l’Acte III.

En revanche, Gluck ne s’est pas plié à la coutume voulant que le compositeur d’un nouvel opéra aille visiter ses futures têtes d’affiche pour connaître leurs désidératas, et il semble que l’orgueilleux Gaetano Majorano, dit Caffarelli se soit offusqué de n’être pas consulté au sujet du rôle de Sesto. Celui-ci dut cependant le satisfaire, vu qu’il lui donnait l’occasion de faire valoir ses talents les plus spectaculaires et ce dès son premier air (« Opprimete i contumaci » : plus de deux octaves d’ambitus, contre-Ut dardé, sauts vertigineux, vocalises heurtées, échevelées, féroces), tout en flattant son legato dans le célèbre « Se mai senti », qui dut lui rappeler le non moins planant « Lieto cosi » de l’Adriano in Siria de Pergolèse, dans lequel Naples l’avait applaudi près de vingt ans plus tôt, en 1734 !

Mais l’écriture de Gluck ne possède que rarement cette évidence, cette suavité purement vocale, cette italianità langoureuse qui avait fait le succès des opéras de Hasse. Comme le remarquera Romain Rolland, sa veine mélodique est aussi délicieuse que rare, et, lorsqu’elle se veut plus populaire, elle se pare parfois d’une étrangeté presque tchèque (rappelons que Gluck venait de Bohême(6)), comme dans le « Almen, se non possio » de Servilia, qui dut dérouter le public.
 

© DR

Francesco Durante © DR
 
Une partition controversée
Contrepartie de la précarité réservée au musicien itinérant : Gluck put réemployer dans La Clemenza plusieurs morceaux déjà testés hors d’Italie (parmi lesquels quatre tirés d’Ezio). Certains d’entre eux (notamment le fracassant « Sia lontano » de Publio) manifestent une maîtrise de l’orchestre dont on ne trouve alors pas d’équivalent dans la Péninsule, avec une prédilection marquée pour les forts contrastes dynamiques et pour les cantilènes de hautbois (un goût que Gluck conservera jusque dans ses ouvrages « réformés »), lequel est amené à jouter avec la voix ou à lui faire écho, au risque de la supplanter, dans nombre de pages majeures, comme dans le « Quando sarà quel di » de Vitellia fermant le premier Acte. 

Le mode de composition de Gluck apparaît spécifique, presque paradoxal. D’une part, l’inspiration thématique reste viscéralement « collée » au texte, au point d’en suivre les méandres au détriment de la ligne. Très souvent, un motif (lié aux premiers mots) débute puis s’interrompt brusquement, et, sans préavis ni résolution harmonique, tempo, mesure et dynamique se modifient (en accord avec le caractère du poème), avant qu’on ne revienne, sans plus de préparation, au premier mouvement – ce qui donne des airs heurtés, extrêmement « parlants » mais malaisés, tel le célèbre « Come potesti, oh Dio ! » (II, 6) de Vitellia. D’autre part, l’inspiration de Gluck épouse les développements de l’école instrumentale du temps (celle de son maître Sammartini, par exemple), adoptant un bithématisme savant qu’on assimilera à la forme-sonate et qui confère parfois à sa musique un caractère un peu abstrait, concertant (par exemple, dans les deux airs principaux d’Annio) – ce qui semble contredire le caractère précédemment décrit mais participe de la nature « germanique » du maître.

Aussi fit-on à la musique de Gluck des reproches contradictoires, soit qu’on la trouve trop froide et sinistre (jugement qui frappa son dernier opéra séria, Il Trionfo di Clelia), soit qu’on la juge excessivement extravertie et violente (position de Métastase). Ces audaces déstabilisèrent à ce point les auditeurs du temps qu’ils allèrent trouver une autorité, le musicien et pédagogue Francesco Durante (que Rousseau appelait « le plus grand harmoniste d’Italie, c’est-à-dire du monde »), pour lui soumettre notamment cet air tout en lentes syncopes et retards harmoniques qu’est le « Se mai senti » de Sesto (II, 14) : « je ne peux décider s’il est conforme aux règles de la composition, rétorqua Durante, mais je peux vous affirmer que tous, moi le premier, serions fier de l’avoir imaginé et écrit. »

Gluck devait du même avis puisqu’il réemploya cette aria pour en faire la célèbre déploration de l’héroïne, à l’Acte II de son Iphigénie en Tauride de 1779 (« Oh malheureuse Iphigénie »), transformant magistralement la partie B du morceau (prise sur un tempo deux fois plus lent) en l’hymne des prêtresses, « Contemplez ces tristes apprêts »(7).
C’est d’ailleurs sous les auspices de ce même air qu’eut lieu son retour à Vienne et le premier tournant de sa carrière…
 
Olivier Rouvière
Lire l'épisode n° 2 " Des Cinesi au Parnaso confuso : www.concertclassic.com/article/dossier-gluck-gluck-et-lopera-metastasien-episode-2-des-cinesi-au-parnaso-confuso
 
(1) Né donc en 1714, comme Carl Philipp Emanuel Bach et Niccolo Jommelli ; décédé en 1787, l’année de la création de Don Giovanni et de la mort du père de Mozart, Leopold.

(2) Gluck aurait été fait Chevalier de l’ordre de l’éperon d’or à Rome, en 1756. Fier de ce titre honorifique, il l’arbora sur ses partitions ultérieures mais, de son vivant même, certains mirent en cause la légitimité de cette distinction.
 
(3) Né à Rome en 1698, Pietro Trapassi, dit Metastasio, était déjà l’auteur de sept melodrammi lorsqu’il fut nommé poète officiel de la cour impériale, en remplacement (et sur la recommandation) d’Apostolo Zeno, en 1730. A Vienne, il écrira une vingtaine de drames supplémentaires. En vérité, son apogée en tant qu’auteur dramatique date de sa première décennie viennoise ; à partir de 1740, avec la disparition de son protecteur, l’empereur Charles VI, sa production décroît. En 1742, l’année où débute Gluck, Métastase ne publie aucun drame ; le suivant sera Ipermestra, en 1744, que Gluck met justement en musique, peu après Hasse.

(4) L’anecdote voulant que Haendel ait dénigré Gluck, jugeant qu’il connaissait moins bien le contrepoint que son cuisinier, est désormais jugée apocryphe.
 
(5) Un peu plus tard, Métastase écrira à Farinelli, au sujet des musiciens actifs à Vienne (Lettre du 6 novembre 1751): "Je connais encore deux autres compositeurs de musique allemands, l'un est Gluck, l'autre Wagenseil. Le premier possède un feu remarquable mais dément (...)"
 
(6) Son élève Salieri révéla à son biographe, après la mort de Gluck, que la langue native de ce dernier avait été le tchèque et que, même tard dans sa vie, il ne parlait l’allemand qu’avec un fort accent, et le français ou l’italien avec plus de difficultés encore.
 
(7) Parmi les remplois, il faut aussi citer le dernier air de Vitellia, « Getta il nocchier talora », déjà utilisé par Gluck dans trois précédents ouvrages et qui finira sa carrière dans Armide (1777), sous la forme du formidable duo d’Armide et Hidraot (« Esprits de haine »).

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