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Dossier Strauss /Richard Strauss ou l’Orchestre moderne – Episode II : De Don Quichotte aux Métamorphoses
Mettre des idées en musique constituait le pari d’Also sprach Zarathustra. Strauss y avait poussé la gageure jusqu’à décrire « la science » en une série de douze tons. Mais ces correspondances intellectuelles ne purent lui inspirer un second poème symphonique. Alors que le personnage de Zarathoustra s’éloignait, emportant avec lui son univers spirituel, une nouvelle figure, autant ancrée dans l’histoire littéraire que dans le monde des idées, s’imposa. Don Quixote (1896-1897) serait le nouveau sujet dont s’emparerait l’orchestre de Strauss.
Le compositeur ne pouvait songer à une œuvre sans en imaginer en même temps le fond et la forme, cette fois une suite de variations illustrant autant d’épisodes du roman de Cervantes. Le héros ne serait pas décrit par tout l’orchestre comme dans Till Eulenspiegel, mais par un instrument, le violoncelle, incarnation physique du Chevalier, avec son archet-épée. A Sancho Pança reviendrait l’alto. Le tout ne prétendant jamais à une quelconque dimension concertante mais ajoutant au schéma souvent relatif du poème symphonique un récit littéraire resserrant la musique sur le texte à la façon d’un corset. Il y a derrière le discours symphonique de Don Quixote une idée d’opéra sans mot qui en fait tout le sel, la force, le ton si singulier et lui valu d’être incompris du public comme de la critique, de rester aujourd’hui encore en marge des grands succès de son auteur.
Sa création à Munich le 8 mars 1898 sous la direction de Franz Wullner et avec en soliste le brillant violoncelle d’Hugo Becker laissa le monde musical sur un point d’interrogation. C’est que l’œuvre surprend par son mélange d’éléments strictement descriptifs – l’orchestre de Strauss dépeint les moulins mais aussi les états psychologiques de Don Quichotte – et de récitatif chantant qui fait de la partie de violoncelle solo un grand lied dramatique. Certains ont voulu y voir l’ombre de la maladie qui égarait alors l’esprit de la mère du compositeur.
Le Héros c’est moi !
La dimension autobiographique sera encore plus clairement établie l’année suivante avec Ein Heldenleben. Autoportrait ? En tous cas musique à programme probablement plus encore que Don Quixote, dont les humeurs se compliquaient de rêveries philosophiques. Mais Romain Rolland note finement au sujet de cette œuvre qu’il appréciait particulièrement « Vous n’avez pas besoin d’en lire le programme, il suffit de savoir qu’il y a là un héros aux prises avec ses ennemis ». Comme tant d’auditeurs de son époque Romain Rolland fut subjugué par le pivot central de la partition, l’immense bataille où Strauss déchaîne un orchestre-charge, pensant un effet sonore inouï dont Mahler se rappellera dans sa Sixième Symphonie cinq ans plus tard. Le succès fut immédiat en Allemagne et gagna la France. Debussy, curieux de l’orchestre de Strauss depuis sa fameuse critique de Till Eulenspiegel pour La Revue Blanche loua l’œuvre, Dukas souligna « qu’on avait rien osé de pareil avant M. Strauss ». La bataille était gagnée, le compositeur de Mort et Transfiguration abordait le XXe siècle de plain-pied et se rangeait définitivement du côté des modernes.
Strauss allait quitter Munich, ville de sa jeunesse dont il était devenu l’enfant terrible et chéri à la fois, pour s’établir à Berlin. Le 11 novembre 1898 il prit la direction de l’Opéra de la Cour Royale de Prusse pour un mandat de dix ans. Berlin lui sera la ville de toutes les tentations, et attisera sa soif d’opéra. Amoureux du théâtre il est sollicité sans cesse par de nouveaux spectacles, la vie intellectuelle de la capitale le happe, et a un impact décisif sur l’évolution de sa création. Elle le ramène au monde lyrique mais son nouvel ouvrage, Feueursnot (1900-1901), montre que dans ce domaine il est encore prisonnier de l’esthétique musicale rétrograde héritée de ses années de confort bourgeois munichois dont pourtant son orchestre s’était émancipé. Romain Rolland a retranscrit dans son journal la vie de Strauss à Berlin alors – les deux amis essayaient de s’accorder sur l’argument d’un ballet – et notamment ses rapports avec le Kaiser Wilhelm qui ne manquaient pas de sel. Ainsi cet échange sur l’opéra moderne. « Le Falstaff de Verdi est une chose détestable. » « Majesté, il faut penser que Verdi a quatre-vingt ans et qu’il est beau, après avoir fait Le Trouvère et Aïda, de se renouveler encore à quatre vingt ans pour faire une œuvre comme Falstaff où il y a du génie. » « A quatre-vingt ans, j’espère que vous ferez de la meilleure musique. ». S’il avait su…
Son activité à l’Opéra lui laisse assez de temps libre pour composer à sa guise et développer une intense activité de chef d’orchestre. Romain Rolland a brossé son portrait en action : « Homme jeune, grand, mince, cheveux frisés avec une tonsure qui commence au sommet de la tête, moustache blonde, yeux et figure clairs. Moins la tête d’un musicien que de tel hobereau de province. Il suffisait de voir à la fin de la cinquième Symphonie de Beethoven son grand corps tordu de travers comme frappé à la fois d’hémiplégie et de danse de Saint-Guy, ses poings fermés, crispés, ses jambes en dedans, frappant du pied l’estrade, pour sentir la maladie cachée sous la force et la raideur militaire. » Portrait surprenant – on croirait voir Furtwängler ! – radicalement opposé à celui que suggéra plus tard Strauss dans ses Dix Commandements à un jeune chef d’orchestre, et dont Karl Böhm sera l’exacte illustration.
Portrait en famille
Autobiographie totale et absolument décomplexée pour l’opus orchestral suivant dont le titre dit tout : Sinfonia Domestica, entendez non pas à l’usage domestique mais une symphonie-portrait de Strauss en famille. Œuvre d’un bonheur radieux, absolument heureuse, où l’on entend les scènes orageuses de sa femme Pauline, le caquètement du fiston, où se mêle l’absolue jouissance du confort bourgeois et un regard tour à tour narquois ou ému sur le grand sujet de la partition : soi-même. « Sinfonia narcissica » plutôt, à l’orchestre éblouissant, dont Strauss écrit le programme point par point, montrant du bout du doigt comment sa musique peut tout décrire et changer en une seconde. Sa partition la plus virtuose, Ah oui !, et quoi qu’en pense la postérité une de ses plus accomplie.
Revenons encore à Romain Rolland et citons une lettre qu’il dépêche à Strauss le 29 mai 1905 : ‘Pour votre Sinfonia Domestica je n’ai pas voulu vous en parler après la répétition à laquelle j’assistais ; pour dire la vérité, j’étais un peu choqué par votre programme : il m’empêchait de juger l’œuvre en elle-même. Ce n’est que le soir, au concert, que je l’ai vraiment entendue, en oubliant tout programme et maintenant je peux vous dire qu’elle m’a parue l’œuvre la plus parfaite et la plus unie que vous ayez écrite depuis Tod un Verklärung », avec une bien autre richesse de vie et d’art ». Et plus tard d’ajouter : « Plus je vais, plus je crois qu’un homme comme vous, qui êtes le premier symphoniste d’Europe, devrait renoncer à ces programmes analytiques. Gardez à la musique son mystère. Gardez au sphinx son sourire ». L’œuvre fut crée au Carnegie Hall de New York le 9 mars 1904 et apporta à Strauss sa première consécration américaine
Huit années séparent la Sinfonia Domestica de la Symphonie Alpestre, huit années emplies par les coups de théâtres successifs que furent Salomé, Elektra puis Le Chevalier à la Rose, huit années cruciales où l’orchestre de Strauss se raffina encore, durant lesquelles sa pensée musicale s’éleva grâce à la collaboration si stimulante avec Hugo von Hofmannsthal.
L’orchestre en randonnée
Revenir au poème symphonique était-il encore possible ? Oui, à condition de retourner en partie à la sphère intime et à l’autobiographie. En 1908 Strauss avait acquis une vaste villa à Garmisch-Partenkirschen, non loin de Munich : les fenêtres de son bureau ouvraient sur les Alpes bavaroises, panorama inspirant qu’il ne quittera plus et qui s’invitera jusque dans son ultime opus, les Vier letzte Lieder. A ce paysage il fallait bien un orchestre. Strauss était un randonneur impénitent, et sa symphonie serait donc, assemblage de petites pièces comme autant de stations de marche (22 !), une ascension estivale vers les sommets, avec lever de soleil, alpages, chasse, cascade, orage et crépuscule. Une journée en musique à la montagne, servie par un orchestre précis et coupant, où l’on voit que les langages raffinés et terribles de Salomé et d’Elektra ont laissé leurs empreintes.
Mais pas seulement. Strauss y célèbre le souvenir d’un ami cher, le peintre Karl Stauffer-Bern qui se suicida par dépit amoureux en 1891 à l’âge de trente-quatre ans. Et longtemps il songea à sous-titrer sa partition Antéchrist, référence explicite à l’ouvrage éponyme de Nietzsche. Par delà les années, Eine Alpensinfonie que l’on devrait traduire littéralement par « Une Symphonie des Alpes », est donc à mettre en regard avec Also sprach Zarathustra. Strauss y déploie son plus grand orchestre, y compris une fanfare séparée de douze cors joués en coulisse, et y produit des effets d’orchestre sidérants dont il se souviendra dans sa Frau ohne Schatten. On peine à croire qu’une œuvre aussi parfaite, unitaire et diverse à la fois, ait été conçue en parallèle au théâtre éclaté d’Ariadne auf Naxos.
Finalement ce sera l’opéra qui gagnera. Strauss abandonnera son grand orchestre pour ne plus vraiment y revenir. Les Métamorphoses, écrites en 1945 après l’effondrement du Troisième Reich à l’intention des vingt trois instruments à cordes solistes de l’Orchestre de Chambre de Paul Sacher, referment le livre symphonique de Strauss par une méditation, construite sur le second élément du thème de la Marche Funèbre de l’Eroïca de Beethoven. Sa vaste structure en arche en fait un éloquent Requiem sans mot, d’une sévérité où l’on peine à reconnaitre l’orchestre de Strauss qui renaîtra pourtant, lumineux, agreste, mélancolique et serein dans les atmosphères irisées de couleurs et de parfums des Quatre derniers Lieder : septembre 1948, encore une année à vivre dans la tranquillité de Garmisch-Partenkirschen. Le 9 septembre 1949, les yeux du magicien se fermaient.
Jean-Charles Hoffelé
- Références discographiques :
- Commencer absolument par l’intégrale gravée par Rudolf Kempe à la tête de la Staatskapelle de Dresde, ensemble fabuleux capté par la prise de son exemplaire de Claus Strüben. Tout y est dans le style le plus parfait (9 CD Warner 4317802 reprenant les remasterings effectués pour l’édition japonaise).
- Il faut également s’abreuver à la somme laissée par Karl Böhm partagée entre l’Orchestre Philharmonique de Berlin et la Staatskapelle de Dresde, où l’on trouvera la version définitive d’Ainsi parla Zarathoustra et qui perpétue la tradition de direction d’orchestre établie par Richard Strauss 3 CD DG 4631902).
- Si l’on veut entendre le compositeur diriger ses œuvres et donc saisir son style à la source, Deutsche Grammophon a réédité une grande part de son legs discographique où, en plus de ses œuvres, on peut l’entendre diriger des Mozart et des Beethoven stupéfiants de modernité (7 CD DG 4792703)
- A l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Richard Strauss Decca a republié les gravures de son disciple et confrère - il est l’auteur du livret de Capriccio – Clemens Krauss qui a saisi l’esprit du temps du compositeur avec les Wiener Phiharmoniker tout au début des années cinquante (5 CD Decca 4786493)
- Enfin, Sony a réédité exhaustivement les enregistrements d’un Straussien majeur, le hongrois Fritz Reiner, qui donne à la moindre partition une hauteur de vue stupéfiante en même temps qu’il lui assure une exécution parfaite. Indispensable à tout straussien qui se voudra confirmé (11 CD Sony 88883790552).
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