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Farnace de Vivaldi à l’Opéra du Rhin - Splendeurs crépusculaires - Compte-rendu
Voilà Vivaldi vengé par Strasbourg, lui dont la méchante Ferrare ne voulut pas pour l’ultime révision de son Farnace, en 1738, lui préférant des œuvres du style galant napolitain incarné par le hambourgeois Hasse, dont, humiliation suprême, elle avait même demandé au prêtre roux de réviser deux opéras ! Chef-d’œuvre assurément que cet opéra de 1727, qui triompha à Venise et fut inlassablement remanié par le compositeur jusqu’à cette version mort-née, dont on assiste aujourd’hui à la résurrection, puisque grâce à la collaboration du musicologue Frédéric Delaméa, du chef Diego Fasolis et de George Petrou, directeur et chef de la production, le troisième acte, qu’on ne possédait pas puisque le manuscrit autographe de 1738 ne comporte que les deux premiers, revit aussi dans cette recréation, aussi attentive qu’argumentée. Et témoin de l’habileté avec laquelle Vivaldi, sensible aux modifications du goût de l’époque, avait su simplifier son écriture pour lui donner plus d’éloquence et de vérité dans le traitement des caractères.
Haute antiquité romaine, le héros défait n’étant autre que le fils du grand Mithridate, le plus redoutable ennemi de Rome avec Hannibal ! Conflits de pouvoir, retournements psychologiques, amours violentes et grands sentiments, noblesse de l’âme pour finir - d’un trait de plume bâclé - dans un élan de sympathie pour l’espèce humaine : le poète vénitien Lucchini ne manqua pas aux diktats en vigueur à l’époque classique. Mais sans doute sut-il y mettre un ton de vérité, au point que multiples furent les utilisations de son œuvre. En fait, Rome est loin, dans celle qu’en fit Vivaldi : rien n’y subsiste que l’humanisme, la mobilité du cœur, et une grande tendresse pour les personnages, lesquels n’ont rien de pompeux, malgré leur hauts lignages, Bérénice exceptée. Et grâce à cette production tout à fait étonnante de l’Opéra du Rhin, on est frappé, plus encore qu’à l’accoutumée, par l’extrême sensibilité, la finesse et la poésie d’une musique exploitée trop souvent à tort pour son seul dynamisme, selon une mode qui frise parfois l’hystérie à coups de tempi effrénés et d’élan de glottes en folies.
Ici, l’Opéra du Rhin a vu fin, et sans chercher la moindre provocation, a fait appel pour la mise en scène, à Lucinda Childs, prestigieuse chorégraphe partenaire des grandes heures de Bob Wilson, et inlassable prêtresse d’un minimalisme répétitif, lequel a marqué toute son œuvre. D’où une évidence amusante, surgie dans la fusion totale des visions musicale, théâtrale et chorégraphique : et si Vivaldi était le Phil Glass du XVIIIe siècle, ou plutôt, et si Phil Glass, avec ses infinies relances de la phrase et du rythme, reprenait avec sa mobilité obsessionnelle, les broderies d’un baroque porté par un axe sans faille ?
Du grand Bob, la longue dame - un faux air de Tilda Swinton -, a retenu les leçons de chic, de plasticité et de registration de l’espace : superbe vision d’emblée d’un plateau coupé en hauteur, les danseurs se mouvant dans une forêt au rez-de-chaussée tandis qu’au premier, trônent les héros sur fond de nuages oppressants. A l’intelligence de l’image, elle ajoute la délicatesse du mouvement, ne négligeant même pas de faire appel au chausson à pointe, presque incongru, « pour mieux donner de caractère, dit-elle »- et sa chorégraphie, tout comme sa direction d’acteurs, coule comme une évidence : fluide, élégante, aérée, sans tentative baroquisante. Du Childs bon ton, très propre.
Mais rares sont les chorégraphes qui font faire bon ménage à la danse et à l’opéra : Béjart s’y trompa lourdement, avec sa Flûte enchantée, et seule Pina Bausch, dont on a revu récemment l’Orphée à l’Opéra de Paris, sut garder le cap. Childs, qui a du goût et le respect de la musique, n’a pas choisi d’optique tranchée : les danseurs ponctuent, entourent, dialoguent avec les personnages ou les doublent, et remplissent les quelques vides de la partition sans que leur rôle se détache véritablement. Pour talentueux que soient ceux du Ballet du Rhin, ils en deviennent simplement décoratifs. Mais leur danse respire à l’unisson de la musique, ce qui est déjà une intéressante performance.
Tel n’est pas le cas des chanteurs, à peu près tous exceptionnels : vedette, Vivica Genaux est évidemment un Gilade sexy et émouvant, tout comme le chilien Emilian Gonzalez Toro, expressif Aquilio. Le trio des trois mezzo-sopranos qui cimentent cette histoire menée par des femmes, est simplement éblouissant : de Carol Garcia, touchante et gracieuse Selinda, à Mary Ellen, féroce Bérénice, furie vengeresse muée en grand-mère aimante, et surtout à la tendre Ruxandra Donose, voix limpide et souple à l’admirable diction, donnant vérité aux effusions d’un personnage qui passe son temps à empêcher la mort, celle de son mari, celle de son fils, et la sienne propre. Mais que dire de Max Emanuel Cencic, à la musicalité proprement stupéfiante, à la folle présence qui va du désespoir le plus racinien à des déviations très Commedia dell’arte, dans son déguisement final ? De la cuirasse – très beau costume, puissant et tragique que lui a dessiné Bruno de Lavenère - au voile grotesque, de la vocalise la plus démente au lamento le plus déchirant, le plus orfévré, il conduit aux frontières de l’extrême, devant un public suspendu. Seul point faible sur le plan du goût de ce tableau parfait, le pantalon doré, façon Zorro d’opérette, du malheureux Juan Sancho en Pompeo, outre une fringante moustache, si peu romaine. Sans doute dame Childs a-t-elle voulu fustiger l’ignoble conquérant colonialiste, malgré sa grandeur d’âme finale !
Pendant trois heures, Vivaldi aura coulé comme un flot de poésie, de nuances, de nostalgie, grâce à la direction amoureuse de George Petrou, galvanisant en douceur les accents un rien pointus du Concerto Köln, au niveau des cors notamment, et à la patte légère de Lucinda Childs, laquelle a judicieusement épluché la partition, ce qui n’est que rarement le cas des metteurs en scène à la mode : les chorégraphes, eux, ne pouvant se passer de musique, sont bien obligés de l’écouter et de la suivre, ce qui fait de leur progressive prise de pouvoir sur les scènes lyriques un atout non négligeable.
Jacqueline Thuilleux
Vivaldi : Farnace – Strasbourg, Opéra national du Rhin, le 18 mai, prochaines représentations les 22, 24 et 26 mai, puis les 8 juin et 10 juin 2012 à Mulhouse (La Sinne)
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Photo : Alain Kaiser
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