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Festival Via Æterna, au Mont Saint-Michel et dans sa baie – Faire chanter la pierre – Compte-rendu

 

Via Æterna (1) n’est pas un festival tout à fait comme les autres. Certes la plupart disent la même chose mais celui-ci a toutefois des mérites singuliers. L’irrigation d’un territoire sur les confins de la Manche, de la Normandie – voire, comme on le pensait au Moyen Âge, au bout du monde –, dont le patrimoine est encore discret, à l’exception évidemment de la Merveille vers laquelle converge la trentaine de concerts, d’Ardevon à Villedieu-les-Poêles, de La Lucerne d’Outremer à Saint-Pair-sur-Mer. Des artistes de stature européenne qui portent, pour citer une riveraine de Pontorson, « la musique à la campagne » avec enthousiasme. Et un répertoire que chacun qualifiera de méditatif ou de sacré selon ses appétences.
 
Comme pour les trois éditions précédentes – celle de l’année dernière fut annulée covid in extremis – la dernière journée du festival se déroule dans l’abbaye du Mont Saint-Michel, ouverte exclusivement aux festivaliers pour l’occasion. Une formule à dix concerts de moins d’une heure, trois services de salles superposées, une divine journée du Mont comme est folle celle de Nantes, imaginée par René Martin, directeur artistique des deux, à la façon d’« un parcours initiatique, musical et spirituel ». Plus encore peut-être que dans les précédentes, ce qui apparaît dans cette édition, comme le Mont lui-même apparaît à travers le brouillard de ce matin d’octobre, c’est la cohérence du programme, l’intensité des émotions intérieures, bref, le génie du lieu : n’oublions pas que Chateaubriand est né pas bien loin d’ici, même si c’est de l’autre côté du Couesnon.
 

© Philippe Bertin

Dans le réfectoire des moines, dès les premières percées du soleil sur les violes et le théorbe du Ricercar Consort, c’est matin de jubilation, bien que le programme soit dédié aux « Larmes de la Vierge ». Le XVIIsiècle de Monteverdi, Merula ou Purcell est un théâtre où s’engage la soprano Céline Scheen, passionnée dans l’affliction, les pressentiments ou la colère. « En plus, elle est radieuse ! » s’exclame une festivalière à la sortie. Ici, dans cette longueur de pierre voûtée de bois où la voix soliste est chez elle – celle du lecteur autrefois, celle de la soprano aujourd’hui – rien n’échappe à l’acoustique puissante, ni les réverbérations parfois trop ondoyantes des violes, ni les breloques de certains dans le public qui vont au concert comme au casino, chargés de quincaille. C’est dans l’acoustique que se tient le miracle : « Les moines étaient des chanteurs professionnels, ils passaient leur temps à cela ! », rappelle un guide-conférencier. Peu de salles modernes rivaliseront avec les qualités d’auditorium a cappella des espaces de l’abbaye – et Via Æterna, c’est le privilège rare d’entendre cela.
 

Ensemble De Caelis © decaelis.fr

Il n’y a jamais de mauvaises surprises : l’ensemble estonien Vox Clamantis, dirigé par Jaan-Eik Tulve – spécialiste international du grégorien qu’il a étudié en France – restaure la trame de la tradition monastique et de la révolution de l’Ars nova. Les extraits de la Messe de Nostre Dame de Machaut, qu’on entend parfois comme une cérémonie d’apparat et parfois comme un départ pour les croisades, deviennent dans leur interprétation une matière aux entrelacs fluides où filtre la lumière, une méditation intériorisée pour tous, celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas – et qu’importent les siècles qui passent et la noire austérité de qui les enchantent ainsi. Jamais de mauvaises surprises – et certaines sont excellentes. Ainsi du programme « entre l’ange et l’oiseau » de l’ensemble vocal féminin De Caelis dirigé par Laurence Brisset. Dans la salle des Chevaliers, à l’acoustique de pierre qu’on imaginait ténébreuse et se révèle cristalline, acclamation debout pour le voyage aller au pays lointain du XIVsiècle sur les cartes enluminées du Codex Chantilly, et retour au XXIsiècle par le Vocis Caelestis de Thierry Escaich. Via Æterna, c’est également ce genre de rencontres inattendues : on y a vu s’enthousiasmer des oreilles rétives, disaient-elles, au médiéval et à la contemporaine…
 

Chœur Tenebrae © Philippe Bertin

Au crépuscule, le concert de clôture par l’ensemble britannique Tenebrae, sous la direction de Nigel Short, pourrait servir de preuve par quatorze voix mixtes à l’esprit du festival. Le programme est abondant, sans mièvreries – extraits de la Messe à quatre voix de William Byrd, Requiem de Tomás Luis de Victoria – et la perfection sonore, la tension des lignes sont telles qu’on aurait entendu voler le Saint-Esprit dans la nef pourtant bondée… Quand Tenebrae déambule autour des piliers, dans l’ombre et les brillants du Miserere d’Allegri, c’est comme s’il faisait chanter la pierre. Quand, sous la grisaille des verrières où tombe la nuit, on croit entendre dans les voix des reflets d’orgue, les lumières intérieures ne sont pas toutes électriques. Sacrée journée !
 
Didier Lamare

 (1) Via Æterna, dans dix villes de la baie du Mont Saint-Michel du 30 septembre au 10 octobre, avec le soutien des communes, du Département de La Manche, de Bayard Presse et du Centre des monuments nationaux / www.via-aeterna.com

Journée de clôture dans l’abbaye du Mont Saint-Michel,  10 octobre 2021

Ricercar Consort
ricercarconsort.com
 
De Caelis
www.decaelis.fr
 
Vox Clamantis
www.voxclamantis.ee
 
Tenebrae
https://www.tenebrae-choir.com
 
Photo © Spag Bertin

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