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Festival de Musique de Dresde 2015 - La bourse aux trésors - Compte-rendu
A Dresde, il n’y a pas que la prodigieuse Voûte verte, ce musée-joyau unique en Europe où le public contemple, effaré, les vestiges d’une splendeur colossale qui fit d’Auguste le Fort, Electeur de Saxe et Roi de Pologne, le plus grand seigneur de son temps. La belle endormie, depuis que les voûtes de la gigantesque Frauenkirche se dressent à nouveau, ne se contente plus de dormir sur son passé glorieux puis cruel, en contemplant ses fines porcelaines de Meissen. Depuis huit ans, un joyeux ouragan musical la secoue périodiquement, qui prend sa source dans les trésors même du lieu. Si Jan Vogler, superbe violoncelliste cinquantenaire, est natif de Berlin, sa carrière prodige le conduisit à tenir dès 20 ans le premier pupitre de violoncelle de la fameuse Staatskapelle. Puis le jeune homme partit pour le Nouveau Monde, épousa une musicienne chinoise et sa vie s’élança vers le grand large. Un élan qu’il n’a eu de cesse de redonner à sa ville de cœur, depuis qu’elle le nomma en 2008 directeur de son Festival.
Rencontrer Jan Vogler est un oxygène : ce séduisant germano-américain a pris à son nouveau monde une légèreté novatrice, un goût de l’aventure qu’il marie habilement à l’énorme patrimoine de l’Europe, dont son pays d’origine occupe, musicalement, la place majeure. En huit années, donc, ce sont près de deux cents nuits qui ont résonné de vagues les plus diverses, car Dresde, la chanceuse, bénéficie d’une quantité de lieux propices à la musique, en fait une vingtaine, de la Frauenkirche aux châteaux qui circonscrivent la cité, et au Semper Oper, scène où la musique a laissé des traces illustres.
Les douleurs des frontières infranchissables ont trop marqué l’enfance de Vogler, pour qu’il veuille aujourd’hui en laisser subsister la moindre trace : mondialisme musical donc, pour un grand élan régénérateur, que la ville n’est pas toujours prête à accepter pleinement. La danse y a même fait son entrée avec cette année avec la compagnie de danse de l’Opéra de Göteborg, (chorégraphies Cherkaoui et Teshigawara) au Festspielhaus de Hellerau, ville–jardin visionnaire où est née la danse contemporaine allemande, avec Jacques Dalcroze, dès 1910.
Pendant trois semaines, donc un festival, qui, dit Vogler, « doit être fait de moments uniques et à savourer dans la beauté de leur éphémère », ce qui inclut évidemment les prises de risques. De la Dresdner Philharmonie avec Sanderling, au Philadelphia Orchestra et Nézet-Séguin, à l’Accademia di San Cecilia avec Pappano et Vogler lui-même, du Trio Ebène à Olga Peretyatko et Hélène Grimaud, l’affaire est évidemment sans surprises. Mais à côté de ce star system, une foule de jeunes ensembles, de la Scandinavie à l’Espagne, du tango joué par le trio berlinois Cayao à l’accordéon du jeune lithuanien Martynas dans Gardel ou Bach !
Dans cet esprit, on a testé deux extrêmes : d’abord le Dvořák Trio, jeune ensemble tchèque qui prend son essor, se lançant avec une vigueur irrésistible dans un programme à la fois classique et inattendu : certes, Haydn et son Zigeunertrio font l’ordinaire des salles de concert, mais qui entend, en France tout au moins, la musique de chambre de Sibelius, ici son précoce Trio « Loviisa », ou cette pièce de Grieg, Andante con moto en do mineur. Dans le cadre paisible, luxueusement préservé du château Albrechtsberg, aux portes de Dresde, ces trois mousquetaires ont révélé un tempérament si ardent, une sonorité si puissante que l’on eût cru à un orchestre. Très beau violoncelle de Tomás Jamník, qui a eu du mal à s’envoler mais ensuite s’est royalement imposé, limpide violon de Jan Fišer, piano survolté d’Ivo Kahánek : tous trois ont culminé sur un chef-d’œuvre de Smetana, lui aussi peu donné, son Trio en sol mineur op. 15, d’un romantisme fiévreux. Pour les quatre œuvres, une passion, une palpitation, une identité de sensibilité qui ont fait de ce concert donné par trois garçons dans le vent un moment de musique de château plus que de chambre.
Aux antipodes, dans les surprenantes transparences de l’ultramoderne Gläserne Manufakture, temple de Volkswagen, une initiative intéressante, et risquée, que l’on doit à l’amour de Vogler pour l’Amérique : faire revivre A Quiet Place, unique vrai opéra de Bernstein, qui lui valut tant de déboires et de déceptions, dans son désir de ne plus être qu’un compositeur de comédies musicales, et surtout celui de West Side Story. On connaît la première esquisse de A Quiet Place, ce Trouble in Tahiti, opéra de chambre de 45 minutes créé en 1952, où Bernstein réglait ses comptes avec son propre couple de parents. De Walt Whitman, cher aux tendres âmes américaines, on passait plutôt chez Tennessee Williams ! L’œuvre plut, et de par ses proportions modestes, fut facilement inscrite dans les concerts. Mais Bernstein voulait étoffer son opéra, en faire le centre d’un triptyque. Trente ans plus tard, naissait donc, dans le mépris total, A Quiet Place, en trois actes, dont le second reprend Trouble in Tahiti : démêlés familiaux, troubles sexuels, querelles torrides, solitude, espoir… L’échec fut si dur pour Bernstein que jusqu’à sa mort, en 1990, il n’écrivit plus rien de majeur. L’œuvre devait trouver la faveur du public en 2010, lorsque Christopher Alden la révisa et la présenta à New York.
A Dresde, cet ovni, où Bernstein marie de façon un peu brouillonne et compacte style jazzy, réminiscences diverses et lyrisme à la Puccini pour les grands airs, a bénéficié d’une direction qui laisse peu de place au maniérisme, celle du rigoureux Kent Nagano, œuvrant avec bonheur dans cette sphère nébuleuse d’où ressortent, entre des longueurs, des ensembles et des airs d’une beauté souvent bouleversante. Avec l’Ensemble Modern, vif et clair, et dans une intelligente mise en espace de Georges Delnon, on a pu toucher à l’univers torrentiel et surdimensionné qui fut celui du génial Bernstein, avec des interprètes naviguant entre Broadway et le grand opéra, ce qui n’est guère aisé, de la superbe Claudia Boyle (photo) en Dede au formidable Junior de Jonathan McGovern, écorché vif. Moment hors normes cueilli au cœur de ce pléthorique festival sans barrières.
Jacqueline Thuilleux
Festival de Musique de Dresde, 2 et 3 juin 2015
Photo © KilligBild / Dresdner Musikfestspiele
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