Journal
Festival George Enescu de Bucarest 2019 – Festin musical –Compte-rendu
Et le public est au rendez-vous, très nombreux, qui se masse à l’Atheneum (ancien manège équestre devenu salle de concerts), dans l’immense Salle du palais, à l’Auditorium de la Radio ou dans celui du Musée des Beaux-Arts.
Hommage à Weinberg
Ce vendredi 13 septembre aura porté bonheur à la météo et c’est sous un soleil radieux et par 30° que l’on prend le chemin de l’Atheneum pour écouter la Kremerata Baltica. Gidon Kremer est depuis longtemps un fervent avocat de la musique de Miecszyslaw Weinberg (1919-1996), compositeur russe d’origine polonaise auquel il réserve une place de choix au sein d’un programme ouvert par le Concerto pour violon et cordes op. 42 (1948) qui, avec son Adagio rêveur (où la pudeur et l’intensité de Kremer font merveille), son Allegro moderato final aux allures de valse mélancolique, laisse une troublante et poétique impression.
Les ouvrages de George Enescu tiennent comme toujours lieu de fil rouge du Festival qui porte son nom. Sous la conduite de Fuad Ibrahimov, la Kremerata Baltica livre d’abord une lecture onirique et secrète du bel Intermezzo op. 12 n° 2 pour cordes. Plus loin, avec Dzeraldas Bidva à l’archet, on savoure l’Aria et Scherzino pour violon, pièce de 1909 que le soliste défend avec une plénitude et une élégance irrésistibles. Une rareté que les violonistes devraient plus souvent placer dans leurs programmes !
Rareté encore avec la Symphonie concertante pour deux pianos op. 5 ( 1938) : elle dévoile un visage attachant de l’art de Dinu Lipatti compositeur, avec Pascal et Ami Roger au(x) clavier(s) et F. Ibrahimov à la direction. Si le Molto maestoso-Allegro moderato, assez austère, sent un peu le métier, le Molto Adagio médian offre en revanche un merveilleux nocturne où les solistes (le piano I surtout) semble faire scintiller les étoiles de la voûte céleste, avant un finale Allegro con spirito qui avoue avec tonus sa dette envers Stravinski et Poulenc.
Comme il l’a fait pour le Concerto op. 42, Gidon Kremer a signé avec sa formation une très belle version de la Symphonie pour cordes n° 10 op. 98 de Weinberg (chez ECM), ouvrage qu’il retrouve avec son équipe pour la conclusion du concert. De 1968, la Symphonie en la mineur montre une richesse de langage et un relief que les interprètes traduisent dans une interprétation aussi vivante que sensible ; elle souligne les qualités individuelles des membres de la Kremerata, non moins admirables que l’écoute et l’échange permanents qui règnent entre eux. Deux pièces pour violon et cordes de Weinberg (écrites pour cinéma) tiennent lieu de bis, défendues avec chic et charme par Kremer.
Pudeur et sobriété pour Grieg
En soirée, le concert de l’Orchestre Philharmonique d’Oslo mené par le Russe Vasily Petrenko (photo), son directeur musical depuis 2013, présente un profil plus classique avec Grieg et Bartók. La musique d’aujourd’hui y trouve aussi sa place puisque Morgon i skogen (Matin en forêt), poème symphonique n° 1 d’Øyvind Torvun (né en 1976) pour grand orchestre, est donné en première audition. L’éveil sylvestre inspire au compositeur norvégien une pièce séduisante – assez naïve en son début avec ses effets de pop-up sonore –, frémissante de détails et couleurs, dont Petrenko et ses troupes traduisent le caractère visuel avec finesse et conviction.
Leif Ove Andsnes (photo) entre ensuite en scène pour l’un des plus inoxydables concertos du répertoire : le la mineur de Grieg ; autant dire une partition qui n’a plus aucun secret pour lui. Entente parfaite avec le chef pour une approche qui fait le choix de la sobriété, avec une absolue fidélité aux indications de tempo. Pas une once d’effet, pas un trait boulé ; le soliste prend le temps de chanter, de fouiller le texte – et parvient à surprendre l’oreille sur tel ou tel détail –, de soigner le dialogue avec une phalange très attentive. La pudeur et la simplicité du résultat emportent l’adhésion !
En seconde partie, le Concerto pour orchestre de Bartók montre un Petrenko fabuleusement maître de ses troupes. On peut imaginer conception plus magyare certes, mais la notion de « concerto pour orchestre » est pleinement assumée dans une lecture vivante qui sait jouer des coloris instrumentaux avec une grande virtuosité.
La Symphonie concertante op. 8 d’Enescu retrouvée
Le lendemain, Oslo et Petrenko sont à nouveau les hôtes de la Salle du palais. Lancé avec toute la vigueur qui s’impose, le poème Don Juan de Strauss trouve une lecture très narrative sous la baguette du chef russe. Avec le Germano-Canadien Johannes Moser à l’archet, il s’attaque ensuite à la rare Symphonie concertante pour violoncelle et orchestre op. 8 (1901) de George Enescu. C’est là l’œuvre d’un musicien de 20 ans, exactement contemporaine de la Rhapsodie roumaine op. 11, pièce célèbre qui a tant fait pour le nom de son auteur – et fait hélas tant d’ombre au reste de sa production ... Présent du début à la fin, le soliste y est particulièrement sollicité, même si l’optique demeure toujours profondément concertante. Moser se montre à la hauteur de l’enjeu, dialoguant étroitement avec un Petrenko attentif à la lisibilité de la partie orchestrale de l’ouvrage d’un jeune créateur en devenir, encore sensible à bien des influences.
La lisibilité caractérise aussi la Symphonie n° 5 de Tchaïkovski placée après la pause. Petrenko livre une interprétation dégraissée et sans emphase mais dont le relief et les contrastes forcent l’admiration.
Enescu et Feinberg par un pianiste d’exception
Les amateurs de raretés pianistiques auront été gâtés avec la venue à Bucarest du Québécois Marc-André Hamelin, formidable virtuose dont l’art souverain s’est mis au service d’Enescu et Feinberg lors d’un récital à l’Auditorium du Musée des Beaux-Arts.
Enescu en première partie. L’interprète sait à la fois chanter et sculpter le son dans le Choral, puis restituer le frémissement sonore du Carillon nocturne (les deux derniers épisodes de la Suite n° 3 op. 18, 1913-1916), avant de se lancer dans la vaste Sonate n° 3 op. 25 (1935). On y admire autant la mobilité du jeu et l’élan lumineux dans le Vivace con brio, que l’aplomb et la concentration du geste dans le finale Allegro con spirito, mais le sommet poétique de l’ouvrage est atteint dans l’Andante cantabile : sous les doigts d’Hamelin, la musique génère une incroyable sensation d’espace ; elle miroite et semble libérer des bouffées de rêve ... Magique !
Découvreur insatiable, Marc-André Hamelin s’est pris de passion pour la musique du pianiste et compositeur russe Samuel Feinberg (1890-1962). Célèbre pédagogue, il s’adonna beaucoup aussi à la composition et laisse entre autres douze sonates pour piano. Des « poèmes de vie » disait Tatiana Nikolaïeva d’ouvrages dont le pianiste a ici retenu les trois premiers (qu'il joue sans partition, à la différence des Enescu). Et de commencer par le commencement : il se plonge d’abord dans la Sonate n° 1 en la majeur op. 1 (1915), d’un seul tenant. Plongée tel est bien mot : l'auditeur éprouve physiquement la richesse d’une musique extrêmement touffue mais que l’interprète, avec des moyens supérieurs, sait rendre lisible et explore d’une manière très dynamique. Ce qui ne serait que bouillie sonore sous des doigts moins aguerris, possède ici une rare acuité.
Ecrite en 1915 et d’un seul bloc elle aussi, la Sonate n° 2 en la mineur op. 2 présente une indication de tempo très scriabinienne, Allegro volando e cantabile, que l’interprète traduit d’une manière extrêmement fluide, caressante, insidieuse quand il le faut. Plusieurs écoutes seraient nécessaires pour prendre toute la mesure de la partition, comme de l’interprétation qui en est offerte ...
De 1917, la Sonate n° 3 op. 3 présente une couleur bien plus sombre que les deux précédentes avec en son milieu une Marcia funebre à laquelle le pianiste, imprime une ampleur saisissante avec une sonorité très pleine – et une pédalisation subtile. Une épreuve douloureuse semble nourrir cette partition que referme un finale Allegro appassionato aussi développé que techniquement redoutable ; un flux torrentiel que Marc-André Hamelin dompte avec une concentration et une assurance confondantes.
De Rachmaninov à ... Cocteau/Poulenc !
Piano encore, quelques heures après ce récital mémorable, lors de la première partie du concert de l’Orchestre Philharmonique de Liège mené par l’excellent Tiberiu Soare. Habitué de l’univers lyrique, le chef roumain montre une profonde complicité dans sa relation avec Denis Kozhkhin et sait mettre en valeur l’énergie que le pianiste déploie dans les Variations sur un thème de Paganini de Lutoslawski. Partition fort séduisante, mais qui reste bien en deçà du chef-d’œuvre qu’est la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov. De cette dernière, Kozhukhin offre une interprétation pleine de mordant et de caractère, jamais alanguie, où l’imagination sonore du soliste trouve toujours un écho complice parmi les timbres de l’orchestre.
De Rachmaninov à Poulenc, il n’y aura eu que le temps de l'entracte. Le changement d’atmosphère est radical puisque l’on passe à la Voix Humaine, confiée à Anna Caterina Antonacci. L’artiste italienne fait sien le texte de Cocteau avec une brûlante humanité, portée par l’orchestre aux couleurs très pleines de Tiberiu Soare. Le temps que les applaudissements mettent à se libérer en dit long sur l’émotion qui a saisi l’auditoire ...
Libre comme Francesco Tristano
Réservé à la partie contemporaine de la programmation du Festival Enescu, l’Auditorium de la Radio accueille en ce domaine des choix très variés. Le concert de l’Orchestre Philharmonique de Sibiu, fort bien dirigé par Cristian Lupes, s’ouvre par l’Elegia minacciosa pour orchestre de Dan Dediu. Une pièce où la référence à Satie est ouvertement revendiquée pour la partie de piano ( « con Gnossienne-Mandala », est-il écrit sur la partition) qui s’insère entre les interventions d’un orchestre dont le caractère menaçant est accentué in fine par l’intervention de la grosse caisse derrière le public.
Francesco Tristano – silhouette toujours aussi longiligne et adolescente – prend ensuite place au clavier pour interpréter son Concerto « Island Nation Free », créé en février 2016 à Leipzig par l'auteur au clavier et Kristjan Järvi à la baguette. Première réalisation de l’artiste pour piano et orchestre, elle est à l’image d’un créateur en liberté, dédaigneux des étiquettes – autant dire qu’il a tout pour perturber les esprits français ... En trois parties (Bel Ombre, The Islanders, Opal !), l’ouvrage fait appel à trois percussionnistes – particulièrement sollicités, et excellents ici ! – et laisse une grande part à l’improvisation du soliste. Sous la baguette d’un chef très investi, la partition libère une formidable énergie et une multitude de couleurs dont le jaillissement faussement désordonné présente un je-ne-sais-quoi du Villa-Lobos des Chôros. Succès et nombreux rappels !
On reste bien plus réservé en revanche sur le Concerto pour violon et orchestre (2006) de Jörg Widmann, qui s’écoule, mélodio-tristement, sans originalité ni heurt, sous l’archet bien préparé, mais très sage, de Michael Barenboïm.
Rendez-vous en 2021 pour le prochain Festival George Enescu. C’est désormais au Concours George Enescu (piano, violon, violoncelle & composition) que Bucarest se prépare pour 2020.
Alain Cochard
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