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Festival Le Temps d’Aimer la danse / Biarritz 2022 – Stimulante surabondance – Compte-rendu
On aura vu la soka, traditionnelle danse de la corde que Ion Maya fait revivre avec la compagnie Kukaï Dantza, il y a eu les Quatre Saisons de Marie-Geneviève Massé, maîtresse des élégances baroques avec sa compagnie L’Eventail. Philipp Glass a voisiné avec Anton Webern, Purcell a côtoyé le rap, sans parler de rythmes venus des îles lointaines. On a applaudi de joyeux drilles, essayé de ressentir la douleur de corps et âmes déchirés, vécu quelques crépitantes séquences ibériques, et goûté des douceurs plus poétiques. La ville a débordé sur ses places et ses salles de performances gymniques, voire philosophiques, comme celle de Chloé Moglia pour Bleu tenace, qui la tient suspendue à six mètres du sol, de démonstrations, de répétitions, de films et de conférences, de moments de réflexion ou d’exercice, comme la fameuse Gigabarre, menée par Marie Claude Pietragalla puis Richard Coudray, maître de ballet de la compagnie.
On a goûté l’allégeance à quelques valeurs du passé, qui disaient beaucoup de vérités, et reniflé celles du présent qui se cherchent tous azimuts, on a vérifié la maîtrise toujours plus éclatante de personnalités vraiment marquantes comme celle de Martin Harriague, véritable bête de scène, auteur et maître d’œuvre de deux pièces, le solo Starlight et Gernika, cette dernière conçue pour le groupe de danse et de musique basque Bilaka. Tout cela vibrant le long de la mer, dans les rues ou sous les projecteurs des petites et grandes salles. Bref, Le Temps d’Aimer, presque trop touffu, déroulant ses anneaux sur fond d’océan qui roule sa propre danse, c’est du Albert Cohen, qui n’en finit jamais : un panier dansant à la fois gastronomique ou rustique, débordant à l’infini des idées les plus hétéroclites.
Il y a de belles réussites, des curiosités, des déceptions aussi, mais dans cette surabondance elles perdent de leur force de ratage tant les autres visions les rattrapent. Ainsi, on oubliera David Coria et son fandango dénaturé, accrocheur et fourre-tout dans sa violence sexuée, porté par le chanteur David Lagos, on tentera aussi d’oublier la jadis (ou naguère) grande Eva Yerbabuena, au cœur d’une rocambolesque autocontemplation de près de deux heures, imaginée par Paco Jarana, où, talonnée par le filiforme Juan Kruz de Garaio Esnaola, elle se livre à une sorte d’introspection noyée dans des chiffons (« les voiles des apparences », dit le programme) et des fils électriques. Présentée comme une plongée dans l’âme du flamenco (cette sempiternelle rengaine, comme l’âme russe ...), c’est surtout une immersion dans un redoutable ennui.
Heureusement, à l’autre bout de la démarche, il y a eu une séquence unique composée par les danseurs du Malandain Ballet Biarritz, qui ont évoqué, l’un après l’autre, tout le bonheur que leur a donné leur engagement avec Thierry Malandain. Avec des citations savoureuses d’une œuvre d’une foisonnante richesse : ah, la merveilleuse Danse de l’Eventail extraite du ballet Marie Antoinette, la mémorable entrée des ours blancs glissant comme les Ombres de la Bayadère dans le Sang des Etoiles, l’une des plus étranges réussites de Malandain. Moments de grâce et d’épanouissement que les heureux spectateurs ont vécu comme un pur élan de générosité et de fraîcheur. Et preuve que la danse peut apporter joie et beauté même sans vouloir refaire le monde.
On a aussi beaucoup admiré la formidable complicité dynamique et affective de quatre garçons irrésistibles (2 Palestiniens, 1 Français et 1 Equatorien) pour Salam, pièce composée au sein de la Compagnie NGC25 (au nom biscornu, dommage), dans leur vibrante défense d’un monde pacifié, quels que soient les races et les conflits : la terre en demeurant l’élément régénérateur et salvateur (on se souvient des fabuleuses plantations arrachées par le vouloir de l’homme à l’aride désert israélien). L’un des grands charmes de cet envoûtant quatuor qui se blesse et se rejoint, étant la haute tenue musicale de la pièce, grâce au grand chanteur Camille Saglia, alternant secousses rythmiques et mélodies orientalisantes.
Mais il fallait bien que se referme l’éventail et la conclusion fut à la hauteur de l’enjeu : trop peu célébré, le Ballet du Grand Théâtre de Genève mérite pourtant beaucoup plus. Après la direction de Philippe Cohen, intelligente et inspirée, auquel l’écrivain Philippe Verrièle vient de consacrer un beau livre, Un Ballet pour notre Temps, sur lequel nous reviendrons, il est aujourd’hui entre les mains habiles de Sidi Larbi Cherkaoui, chorégraphe vedette venu d’Anvers, nourri des plus diverses influences, et dont la patte est synonyme de subtilité et de sensualité curieusement mêlées. Son Faun, sur fond de vidéo arborée, est un grisant pas de deux où les corps s’entrelacent et se goûtent, avec un érotisme dont l’élégance est exaltée par la rencontre de deux danseurs à la plastique et à la sinuosité exceptionnelles, mais dont la mode actuelle du collectif ne nous livre pas les noms. Ici, on est dans la griserie de la courbe.
Avec Noetic (photo), beaucoup plus difficile, on passe aux lignes droites, aux gestes cassés, carrés et à un concept très ambitieux, qui veut introduire des thèmes scientifiques dans les enchevêtrements des corps. Les danseurs, élégamment vêtus d’austères costumes de bureau et de très chics robes noires, développent des lignes qui ressemblent à des graphiques informatiques, avec peu de percées émotionnelles. L’œuvre peut se recevoir comme une admirable calligraphie tout en brisures, dont l’introduction de fibres souples en carbone, créées par le sculpteur Antony Gormley , et manipulées comme des ondes, puis des cercles, adoucit la sécheresse. Et comment résister aux percussions de Shogo Yoshi, en piste pour donner un peu de chair à cette danse de cerveaux. Noetic date de 2015, tandis que Faun a déjà 13 ans mais la rigueur, la variété d’inspiration du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, continuent d’attiser la curiosité. Un ballet à revoir tant le propos en est poussé, et qui parvient à tenir en haleine malgré sa froideur.
Interroger, provoquer, convaincre ou séduire, tels sont les enjeux du Temps d’Aimer, cette grande fête en pays basque, qui montre que la danse, avec ses erreurs et ses éblouissements, parcourt toutes les gammes d’une expression intensément humaine, parfois trop humaine.
Jacqueline Thuilleux
Photo © Olivier Houeix
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