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Festival Saint-Michel en Thiérache 2023 – Maîtres italiens et français à la cour de Louis XV – Compte-rendu
Fort d'un public fidèle et d'une fréquentation ayant retrouvé son niveau d'avant-Covid, le Festival de Musique ancienne et baroque de Saint-Michel en Thiérache suit depuis trente-sept ans un rythme immuable. À deux pas de la frontière belge, l'ancienne abbatiale bénédictine sert d'écrin, durant cinq dimanches et à raison de deux ou trois concerts par dimanche, à une programmation inventive que l'on doit à son fondateur et directeur artistique, Jean-Michel Verneiges.
Une invitation à parcourir l'Europe baroque à l'écoute d'œuvres rares ou à la redécouverte, autrement, des chefs-d'œuvre de toujours, cependant que les programmes sont le plus souvent conçus pour et à la demande du Festival. Intitulés Divertissements et caractères des Lumières – Entre opéra et chapelle royale, ceux du 11 juin confrontaient maîtres français œuvrant à Versailles et Pergolèse tel que Louis XV put l'entendre.
Ancrés dans l'Aisne pour y faire rayonner la musique ancienne, notamment à travers Le Cercle baroque, formation professionnelle réunissant les membres de l'ensemble et des musiciens du Département et de la Région pratiquant le répertoire ancien, Fabio Bonizzoni et La Risonanza offraient en fin de matinée un spectacle singulier, à une mise en scène inadaptée dans l'abbatiale se substituant une mise en espace en vive adéquation avec les proportions de l'œuvre : La Serva Padrona (1733), Intermezzo in due parti de Pergolèse qui, donnée à Paris en 1752, déclencha la Querelle des Bouffons, ou Guerre des Coins, entre tenants des musiques française et italienne.
La Risonanza © Robert Lefèvre
Folle vivacité
Une servante délurée, jusqu'à une très spirituelle et vocale insolence, incarnée par la soprano Carlotta Colombo, réussit à se faire épouser par son maître Uberto, brillamment figuré par Giacomo Nanni – tous deux merveilleux chanteurs-acteurs évoquant ceux de la version mythique des Virtuosi di Roma et Renato Fasano (1960) : Renata Scotto et Sesto Bruscantini, c'est-à-dire aussi vrais et crédibles qu'au théâtre. Airs et dialogues virtuoses d'une folle vivacité s'y enchaînent sans discontinuer : une vraie performance pour tenir un rythme aussi soutenu sans rien perdre de la légèreté et de l'esprit pétillant requis ; dans le rôle muet de Vespone, abordé dans l'esprit buffo de la Commedia dell'arte, le ténor et claviériste Iason Marmaras, entendu en 2022 dans un concert Monteverdi (1) – il faut de l'abnégation pour se résoudre à demeurer muet –, tous puisant dans les cordes de La Risonanza une énergie qui souleva l'enthousiasme du public. Dans le prolongement de cette production, Fabio Bonizzoni et Le Cercle baroque proposeront le 3 décembre à Soissons un divertissement consacré à ladite Querelle, Alex Vizorek faisant revivre la prose polémique et incisive de Rousseau.
Marion Tassou, Jean-Baptiste Robin & Patrick Cohën-Akénine © Robert Lefèvre
Intériorité et tension rhétorique
Lutte inégale ? Il ne fait guère de doute que l'immédiate séduction de la muse italienne s'entend à charmer, sans risque de le décevoir, tout public réceptif. Le Grand Siècle français est lui d'une autre exigence, d'écoute plus intériorisée, la tension rhétorique y prenant une autre dimension. Les Grandes Heures à la Chapelle de Louis XV en firent la démonstration, Jean-Baptiste Robin (chapelle royale de Versailles) aux claviers du Boizard de 1714 (2) – seule occasion de l'entendre en soliste au cours du Festival 2023 –, la soprano Marion Tassou et Patrick Cohën-Akenine au violon baroque conviant à une noble et subtile alternance entre pages instrumentales et vocales. Outre celle dite Carillon ou [Les] Cloches, relevant des Noëls, les pièces d'orgue, variées pour mettre en valeur la palette des timbres, empruntaient au Livre de Jean-François Dandrieu. Jean-Baptiste Robin en a gravé un florilège à Versailles pour la collection Château de Versailles Spectacles, CD Dandrieu – Magnificats pour la sortie duquel, en 2019, un concert d'apparat fut proposé dans la chapelle royale (2). Si ce concert, mille fois hélas !, est demeuré sans suite, le second CD alors annoncé, Dandrieu – Offertoires et Sonates en trio, a suivi en 2021, élargissant notre connaissance du musicien – des pages pour violon et basse continue étaient proposées à Saint-Michel sous l'archet de Patrick Cohën-Akenine : toute la stricte élégance héritée du Grand Siècle mais aussi la faconde qui devait marquer le suivant.
L'orgue Boizard de Saint-Michel en Thiérache © Mirou
Les pages vocales pour dessus, violon et orgue alternaient André Campra (Salve Regina, Laudate dominum) et des motets fort imposants, en sections multiples, de Nicolas Bernier. L'éloquence à la française n'est pas un vain mot : Marion Tassou en restitua l'éclat intimiste, à la jonction de l'art oratoire et du chant proprement dit, parfaits de proportions et suprêmement expressifs, exigeant de l'auditeur, pour son élévation, une concentration incontestablement récompensée.
Théo Imart, Gaëtan Jarry, Filippo Mineccia © Robert Lefèvre
Fascinant Théo Imart
Exceptionnel à maints égards, le troisième concert retrouvait l'Italie, non sans lien avec Versailles. Gaëtan Jarry, depuis l'orgue positif (cadences en diminutions joliment inventives), dirigeait l'Orchestre de l'Opéra Royal de Versailles et deux voix très différentes, idéalement complémentaires. Le motet virtuose de Vivaldi Nulla in mundo pax sincera RV 630 (1735), en quatre parties, ouvrit le feu avec en soliste le stupéfiant sopraniste Théo Imart (photo) – lauréat 2019 du Jardin des Voix de William Christie. Très impressionnante de puissance, d'une tenue éclatante et d'une grande beauté de timbre sur toute la tessiture : aigu impérieux, médium et grave grandement projetés, le tout sans la moindre rupture à la jonction des registres : fascinant ! –, sa voix en fait oublier bien d'autres rangées sous la même dénomination, la sienne sonnant qui plus est de la façon la plus naturelle qui soit – ou plutôt surnaturelle. Certes, de cette puissance absolument stable découle un forte / piano, l'un et l'autre admirables, sans paliers dynamiques intermédiaires affirmés. La prestance du musicien, l'articulation vocale, son sens de la ligne mélodique et de l'intention du texte n'en sont pas moins confondants et subjuguèrent le public.
Musique ensorcelante
À l'inverse, la voix du contre-ténor Filippo Mineccia, nourrie d'une riche expérience de la scène et « par nature » moins homogène sur l'ensemble de son ample tessiture, s'élève par un art consommé à des sommets expressifs sachant mettre à profit les « ruptures » de registres afin de renforcer l'expression dramatique, associée à une large palette de nuances dynamiques. Ainsi dans le Stabat Mater RV 621 (1712) pour voix seule de Vivaldi, œuvre hautement dramatique dont Filippo Mineccia offrit une interprétation envoûtante. Les deux solistes se retrouvèrent dans le Stabat Mater (1736) de Pergolèse, œuvre ultime émotionnellement prenante et d'un bel canto baroque précurseur de l'art d'un Bellini – jusqu'à y percevoir un préécho des duos Norma-Adalgisa… Louis XIV avait dès 1679 « importé » d'Italie huit castrats. C'est dans l'interprétation de deux castrats que Louis XV entendit ce Stabat Mater, qui fit fureur à Paris, un même contexte étant ici suggéré. Prodigieux d'aisance, Théo Imart déploya à son tour, à l'écoute de son aîné et comme mis au défi, des nuances confortant la profondeur de cette musique ensorcelante, Filippo Mineccia rivalisant d'art et de puissance, l'un et l'autre portés par des cordes d'un apparat des plus incarnés. Pour un triomphe digne d'une ouverture de saison à la Scala, conforté par trois bis puisant chez Alessandro Scarlatti et Haendel. Mémorable !
Sans évoquer toute la richesse de la programmation 2023, mention particulière pour le dimanche de clôture, le 2 juillet, avec les Arts Florissants dirigés par William Christie himself : avant de refermer cette édition en dirigeant depuis le clavecin Dido and Æneas de Purcell, il sera aux claviers du Boizard pour accompagner les Trois Leçons [de Ténèbres] du Mercredy de François Couperin : occasion exceptionnelle d'entendre William Christie organiste, ce qui vaut bien le voyage de Saint-Michel en Thiérache…
Michel Roubinet
Abbaye de Saint-Michel en Thiérache (Aisne), 11 juin 2023
https://festival-saint-michel.fr
(1) www.concertclassic.com/article/festival-de-saint-michel-en-thierache-2022-italie-triomphante-compte-rendu
(2) www.musiqueorguequebec.ca/orgues/france/thieracheasm.html
(3) www.concertclassic.com/article/jean-baptiste-robin-lorgue-de-la-chapelle-royale-de-versailles-elegance-et-noblesse-du-grand
Photo © theoimart.com
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