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Il, et sa nuit, de Pierre-Adrien Charpy, en création à la salle Musicatreize de Marseille – Le ciel et la mer ensoleillés par l’électronique – Compte rendu
À quelques enjambées du Vieux-Port, la salle Musicatreize n’est plus seulement le lieu de répétition du célèbre ensemble vocal dirigé par Roland Hayrabedian : c’est un lieu ouvert aux concerts, labellisé « atelier de fabrique artistique », où flotte le souvenir des chanteurs qui y travaillaient avant-guerre et où l’on est accueilli par une belle série de photographies en noir et blanc du compositeur Maurice Ohana.
Il, et sa nuit est une œuvre de Pierre-Adrien Charpy, enfant quadragénaire du pays, auteur d’une soixantaine de partitions jouées aussi bien à la Biennale de Venise qu’aux Heures musicales de Vézelay – un talent très discret au sein du Conservatoire Pierre-Barbizet de Marseille où il enseigne. Ce serait trop tirer le fil que d’envisager une connexion avec Ohana – encore que s’y prêteraient l’indépendance d’avec les courants dominants de la musique contemporaine et l’enrichissement du langage par apport des cultures latines ou africaines. Pierre-Adrien Charpy se sentirait plutôt proche de la démarche de Jean-Louis Florentz, pour une musique nouée aux autres arts et particulièrement à la littérature, de la « poétique de la nature » de Charles Ives – et ici spécialement dans le sillage de Kaija Saariaho et Jean-Baptiste Barrière. Courants, nature et poésie, nous voilà au cœur d’Il, et sa nuit, longue pièce pour voix de soprano, violoncelle et électronique, tressée à double brins avec l’écriture de Régis Lefort « comme l’eau et le sable en cette zone de balancement des marées, ce lieu appelé “estran” qui tour à tour est recouvert par la mer ou découvre la terre au ciel ».
Raphaële Kennedy © Alain Bœuf
La première réussite est le choix de ne pas mettre en musique intégralement les poèmes en prose – tirés d’Il, et sa nuit et d’Elle suivait le vent – mais d’en saisir des fragments comme la matière d’un rêve, l’énergie d’un voyage, la liberté d’un inconscient. Les vingt-deux numéros alternent comme autant de préludes avec la lecture enregistrée par l’écrivain, et la musique et la poésie y gagnent en pouvoir d’évocation : l’univers sonore est somptueux, les mots raréfiés atteignent parfois la fulgurance, « … les oiseaux ralentissaient leur vol jusqu’à la faillite des ailes ». L’imaginaire échappe ainsi à la forme autrement très narrative du texte, comme si la composition en avait concentré l’essence, au point que ceux qui n’y sont pas sensibles n’en sont pas rebutés.
Valérie Dulac et Raphaële Kennedy © Alain Bœuf
En usant de l’électronique pour transformer les sons en temps réel, avec l’appoint de quelques éléments synthétisés, le compositeur entendait conserver un aspect chambriste à une œuvre avant tout pour voix et violoncelle. On peut toutefois trouver dans cet « accompagnement » des puissances soudaines d’orchestre, notamment dans l’interlude central, qui amplifie le spectre depuis la houle marine jusqu’aux scintillements du soleil. Alors en effet, pas d’esbroufe dans le traitement discret des timbres, pas de fusées aveuglantes en dépit des archanges ni de cavalcades malgré le destrier. Mais une écriture où les lignes demeurent toujours lisibles, un travail patient sur les textures : celles de la voix, médium opalescent, sauts d’octave vers le cristal avec ce qu’il faut de quarts de ton pour mieux entendre l’étrangeté ; celles du violoncelle, sans doute le lieu le plus expressément virtuose de la composition, qui multiplie les modes de jeu et les saturations comme dans un espace de matière troué par la lumière de la soprano. Raphaële Kennedy (photo), évidemment familière de la musique de son époux, est une soliste qui voyage avec la même aisance du madrigal renaissance à la création d’aujourd’hui. Elle partage au sein de la compagnie Da Pacem une complicité de goût et de savoir-faire avec Valérie Dulac, ici violoncelliste mais qui est tout autant joueuse de vièle ou de rebec. Il n’est peut-être pas anodin qu’il y ait un peu de médiéval dans cette histoire de ciel et de mer ensoleillée par l’électronique : on sait combien les musiques anciennes et les musiques contemporaines, parce qu’elles sont proprement inouïes, proposent des espaces différents à nos habitudes d’écoute. Cette aventure-là, certains l’entendent moins comme un récit que comme un paysage. Il, et sa nuit, que ce soit au bord du silence ou dans ses moments de grande intensité, est une musique qui nous fait une place : elle nous accueille, nous reçoit, elle nous ouvre. « Les marécages, le soleil ras, le goût de vivre, tout le prenait aux tripes. »
Difficile d’ailleurs de décrire une musique neuve : on renverra ceux qui aimeraient en découvrir plus au disque monographique Sillages (2 CD AVECypres, 2017) dont les compositions nous semblent souvent construites sur la même invitation au voyage intérieur. La formule revenait dans beaucoup de commentaires du public ayant assisté à la première – dont de jeunes musiciens pas nécessairement adeptes de la musique classique d’aujourd’hui, ce qui est plutôt bon signe.
Didier Lamare
Marseille, Salle Musicatreize, 26 novembre 2021 : reprise au Théâtre des Forges Royales de Guérigny (Nièvre), le 6 mai 2022.
Plus d’infos sur la Salle Musicatreize
www.musicatreize.org/la-salle/presentation-salle/
Pierre-Adrien Charpy
www.pierreadriencharpy.com/
Raphaële Kennedy
www.raphaelekennedy.com/
Sillages (2 CD CYP2623)
labelcypres.com/category/albums/cyp2623-sillages/
Photo © Alain Bœuf
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