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Il Palazzo incantato de Luigi Rossi à l’Opéra royal de Versailles – Triomphe royal, triomphe public – compte rendu
En guise d’adieu provisoire au Palais enchanté, visitons-le avec les yeux éblouis et l’écoute spontanée de ceux qui venaient pour la première fois assister à un opéra. Il y en avait, qui se sont levés parfois les premiers pour acclamer un spectacle avec un enthousiasme réjouissant par les mauvais temps qui courent. Car si la jeunesse, celle des ans comme celle de l’expérience, n’est pas un gage de bon goût – ni d’ailleurs de mauvais –, elle est statistiquement nécessaire au renouvellement du public, et ainsi à la pérennité d’un genre dont on sait bien qu’il est menacé. Les directions des lieux de spectacle jouent les équilibristes virtuoses entre la raison et le désir pour produire et programmer pareille machinerie – Laurent Joyeux qui lançait le projet à Dijon, Laurent Brunner à Versailles, Matthieu Dussouillez à Nancy. Il y faut de la ténacité : les codes narratifs sont aujourd’hui perdus, la musique de ce siècle-là et de pas mal d’autres est ignorée des grands courants de diffusion médiatique ; une pointe d’audace aussi : en choisissant de confier l’imagerie à un metteur en scène de théâtre habité par les nouveaux langages scéniques et les « problématiques générationnelles », on prend le risque de froisser les habitués. Or, aller chercher en gros plan vidéo l’émotion des voix actrices, définir par des lieux contemporains d’errance, de souffrance ou de luxure le dédale du palais ensorcelé, tout en exaltant la lettre et l’esprit de la partition, ça marche, la preuve ! Il restera bien quelques irréductibles, mais c’est dans cette confrontation entre ceux qui sont initiés et ceux qui ne le sont pas que le spectacle demeure vivant.
© François de Maleissye - Cappella Mediterranea
Notre époque n’a plus le sens du temps long, cependant les trois heures et demie du spectacle ont passé comme un enchantement, c’est le cas de le dire, chez ceux qui ne savaient rien de ce qu’ils allaient vivre. L’histoire, ou plutôt les histoires entremêlées du livret, sont devenues impossibles à lire car nous ignorons tout ou presque de la littérature à la Renaissance. Aussi faut-il, comme souvent à l’opéra, faire œuvre de référence et jeu de correspondances. En Bradamante emprisonnée dans la cellule de son amour jaloux, numérotée 1642, Deanna Breiwick semble venir d’Orange is the New Black ; Fabio Trümpy en Ruggiero et Valerio Contaldo en Astolfo portent des uniformes de séries américaines ; on a l’impression, dans ce palais hanté par David Lynch, d’avoir croisé les Nymphes dans Blue Velvet et le contre-ténor Kacper Szelążek dans Lost Highway ; l’Orlando de Victor Sicard rejoue flingues en main une scène digne de Tarantino et l’Atlante de Mark Milhofer parvient, dans ses multiples avatars, à conjuguer l’effroi de la créature de Frankenstein et les ambiguïtés du Nosferatu de Murnau. On n’en finirait pas de faire tourner le kaléidoscope de cet univers en perpétuelle confusion où deux Ruggiero jumeaux s’affrontent façon Matrix et Mariana Flores multiplie les icônes de la femme, où les prouesses musicales s’ajoutent aux prouesses physiques, depuis les danses de cirque et de transe hip-hop qui rappellent bien sûr Les Indes galantes de Rameau à l’Opéra Bastille jusqu’au Gentillissima imago déchirant chanté par Arianna Vendittelli, allongée sur le sol, comme un désespoir s’évanouirait vers le fond de scène.
Leonardo Garcìa Alarcón © DR
À travers le prisme de la scénographie, c’est la musique qui rattache le XVIIe siècle à notre jeune millénaire. Si certains des candides présents connaissaient le nom de Monteverdi, c’était par ouï-dire, alors ne parlons pas de son cadet Luigi Rossi dont ils n’avaient évidemment jamais entendu une seule note. Et pourtant… Il leur a suffi, disaient-ils, de se laisser porter par la musique pour vivre des émotions inattendues et puissantes : la beauté des airs et des duos qui vous attrape par surprise, l’ampleur frissonnante des chœurs, la matière de l’orchestre – les cordes, les saqueboutes, et la harpe ovationnée du continuo. L’image a déjà été utilisée : le mage bienveillant de cette production, c’est le chef Leonardo Garcìa Alarcón à la tête de sa Cappella Mediterranea. Dans la lumière dorée de la fosse, une inflexion ici, une intensité là, il fait partie du spectacle, le visage, les mains, le corps tout entier. Pendant le charivari du rappel, quand toutes les tensions s’évanouissent, quand le palais maléfique a disparu et qu’explosent ensemble la joie et la danse des interprètes, des techniciens et du public, on pense à ce qu’il expliquait naguère à propos de la musique baroque : « Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, l’artiste qui ne parvenait pas à attirer l’attention du grand public était un médiocre ! C’est quelque chose qui est plutôt mal vu par beaucoup d’intellectuels aujourd’hui… [Le compositeur] cherche à transmettre les émotions fondamentales […] avec la science de la composition la plus parfaite. Ce qui fait une autre grande différence avec aujourd’hui… » La chose ce soir-là était clairement entendue.
Luigi Rossi : Il Palazzo incantato - Opéra royal de Versailles, samedi 11 décembre 2021
(1) www.concertclassic.com/article/il-palazzo-incantato-de-luigi-rossi-lopera-de-dijon-reve-et-metaphore
www.concertclassic.com/article/il-palazzo-incantato-de-luigi-rossi-lopera-de-dijon-fabrice-murgia-enchanteur-prometteur
Tout savoir sur la production et le livret :
operaback.opera-dijon.fr/spectacles/le-palais-enchante/
Cappella Mediterranea :
cappellamediterranea.com/fr/productions/65-il-palazzo-incantato
Plus d’infos sur Opéra royal de Versailles
www.chateauversailles-spectacles.fr/tag/opera-royal_t60/1
Photo © François de Maleissye - Cappella Mediterranea
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