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« Illusions, comme le Lac des cygnes » par le Hambourg Ballett John Neumeier – La déchirure – Compte-rendu
Certes, le traditionnel Lac des cygnes imaginé par le duo pétersbourgeois Petipa-Ivanov sur la musique de Tchaïkovski, et donné avec de multiples variantes, demeure d’une beauté plastique exceptionnelle, d’une élégance stylistique qui s’impose comme une référence pour tous les amoureux de l’art chorégraphique classique, mais il devient difficile d’y revenir lorsqu’on met en regard la vision si violemment personnelle que John Neumeier a donnée de cette légende nordique, en la transposant dans l’univers déchirant de la profonde solitude et désespérance du roi Louis II de Bavière.
© Kiran West
C’est donc toujours un événement que de redécouvrir cette œuvre majeure, probablement le plus beau ballet des cinquante dernières années, puisque créé en 1976, et que le Ballet de Hambourg remonte assez peu tant elle présente de complexité et de richesse décorative. Et une déchirure , car l’acuité du regard de Neumeier sur les affres du roi, la richesse inouïe des composantes mises en connexion pour évoquer la fracture psychologique, les rêves fous, les folies architecturales, la hantise wagnérienne, la peur de l’élément féminin, et le poids terrible du pouvoir se marient avec une évidence tout en souplesse, avec une fluidité dramatique qui renvoie bien loin dans la coulisse les habituels tableaux des ballets classiques, où la musique s’arrête, pour permettre au soliste de se poser sur la scène, d’exécuter sa préparation, et de se lancer dans quelque diagonale aérienne ou série de pirouettes.
© Kiran West
Cette profusion d’éléments d’intensité dramatique extrême pourrait sembler compacte, mais le talent de John Neumeier parvient à tout relier, à tout faire vivre avec un naturel confondant, à tout faire palpiter sans grandiloquence, sans pathos, juste avec une finesse aigue. Ici, c’est à un film dansé que nous assistons, mené au scalpel dans l’intimité la plus douloureuse d’un être, tandis qu’autour de lui tout s’agite en un songe vain, une réalité inaccessible. L’idée de relier les troubles du roi de Bavière et ceux de Tchaïkovski étant évidemment une clef pour ouvrir ces portes.
© Kiran West
Comme cadre, pas de palais banalement luxueux, mais, pour les trois actes, croqués par le grand Jürgen Rose, les trois châteaux de Louis II, Neuschwanstein, en construction avec sa foule villageoise en fête, Linderhof et son rêve de Chevalier au cygne, dans lequel, lors d’un spectacle donné au roi, celui-ci, bouleversé, se substitue au partenaire théâtral de la princesse-actrice cygne, prisonnière d’un magicien, comme le cygne de Lohengrin, et croyant retrouver son rêve d’infini. Ce qui permet d’ailleurs au chorégraphe, passionnément fidèle à l’héritage russe, d’intégrer dans son ballet les scènes les plus sacrées de la chorégraphie initiale, comme des citations détournées. Enfin, pour les festivités habituellement conventionnelles du 3e acte, les miroirs et la perte d’identité de Herrenchiemsee, que parcourt un bal costumé à la fois joyeux et morbide. Le tout scandé par les épisodes où l’on retrouve Louis II dans sa prison, caressant ses chimères, ou anéanti sur son prie-dieu, et refusant l’aide amoureuse de sa fiancée qui vient désespérément tenter de l’aider avec son amour simple.
© Kiran West
Chaque seconde du ballet est un moment d’anthologie, une descente dans les méandres d’un drame humain, dont la musique exalte la complexité et la déchirante nostalgie, mais on a envie de retenir une image particulièrement forte : celle où Louis II, au dernier acte, revêtu de son lourd manteau royal, se tient à la fois figé et accablé sur son trône, au milieu des fastes et du décorum, sur un plateau vide, où résonnent seulement les tourbillons de la valse, comme les échos d’une autre vie, alors que lui n’est déjà plus de ce monde.
Bouleversantes aussi, l’explosion de sa folie, où il frappe sa mère, et le combat final avec le double, image de mort qui le guette à chaque tournant, et où le plafond s’effondre sur lui, nappe mouvante de voile bleu aux armes royales, qui l’engloutit comme le lac de l’histoire, devenu l’énormité étouffante d’un pouvoir mal assumé.
Evoquer la difficulté du rôle de Louis II est évident, car il ne s’agit pas ici de portés, de tours et pirouettes, mais d’un rôle tout de composition, dont les scènes les plus difficiles sont souvent les plus statiques. D’une inclinaison de tête, d’un léger geste de main, le héros doit faire ressentir les bouillonnements de son âme, partagée entre un certain amour de la vie, notamment avec ses joyeux amis, et le refus de tout rapport normal, qui le ramènerait dans un monde auquel il n’a pas accès.
Nathan Brock © nathanbrock.net
On a vu dans ce rôle les plus grands danseurs de Neumeier, depuis Max Midinet, qui le créa, ou encore en invité, Vladimir Derevianko, le plus tragique de tous sans doute. Mais aujourd’hui ne démérite pas, car l’Ukrainien formé intégralement à l’Ecole du Ballet de Hambourg, Alexandr Trusch, porte en lui la douleur et la solitude du personnage. Plus encore que la perfection de son parcours véritablement dansé, c’est dans l’arrêt, qu’il est le plus expressif, performance épuisante pour un homme de mouvement. Deux étoiles superbes l’entourent, la touchante Alina Cojocaru, aux bras si fluides qu’elle semble un flocon de neige et la superbe Madoka Sugai, sachant passer de l’éclat d’une princesse vibrante et amoureuse à la tendresse blessée et implorante de la femme ignorée, inutile. Que dire du sombre Jacopo Bellussi, sinon qu’il est un double à la beauté linéaire impressionnante, que dire de l’ensemble de la troupe, vibrante, passionnée, aux pointes exquises, et qui n’a eu qu’une semaine pour remettre sur son socle cet impressionnant monument chorégraphique, tandis que l’Orchestre de l’Opéra de Hambourg dirigé avec flamme par Nathan Brock, la soulève de terre.
Que dire enfin du talent de John Neumeier, encore aux commandes de ce vaisseau pour sa 51e saison, avant que son successeur, le Germano-argentin Demis Volpi, ne prenne les rênes en 2024, mais dans le respect du trésor laissé ici par un créateur de génie.
Jacqueline Thuilleux
« Illusions, comme le Lac des cygnes » (mus. Tchaïkovski ; chor. John Neumeier) – Hambourg, Opéra, 11 février ; prochaines représentations les 16, 17 & 19 février 2023. www.hamburgballet.de
Photo © Kiran West
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