Journal
Kaguyahime de Jiri Kylian au Palais Garnier - Quadrature du cercle - Compte-rendu
Un trésor que ce ballet entré au répertoire de l’Opéra en 2010, vingt-deux ans après sa création par le Nederlands Dans Theater : l’œuvre, qui ne joue guère sur l’émotivité facile, étreint par sa force sourde, la rigueur de ses plans et de ses oppositions. Froid et violent, Kaguyahime est un chef d’œuvre à la fois unique dans l’œuvre du maître tchèque Jiri Kylian, lequel n’a guère coutume de japoniser, et pourtant extrêmement emblématique de son style distancié, lointain, projetant les personnages dans une histoire contée en filigrane, en gardant l’essence. Fatale, la silhouette blanche de l’héroïne ne fait qu’accrocher les désirs, sans s’humaniser. Elle glisse au milieu de la condition humaine.
Princesse de la lune descendue sur terre où sa pureté et sa beauté déclenchent drames et violences, Kaguyahime, sortie d’un conte japonais fameux, le coupeur de bambous, se déroule comme une estampe animée, graphique, éthérée ou vigoureuse, d’un esthétisme sublime qui joue sur le noir et blanc, les nuages et les silhouettes de chevaux combattants. De la Walkyrie à Mélisande, une admirable scénographie signée Michael Simon…
Très profond mélomane, Kylian a donné ici à la musique une part prépondérante, car c’est elle qui structure le ballet: aux acides percussions contemporaines de Maki Ishi, jouées par l’Ensemble Michael de Roo, il oppose quelques tambours de Kodo, qui constituent à eux seuls un admirable spectacle pour les heureux spectateurs ayant vue sur la fosse. Mieux, il les projette sur la scène, où ils encadrent les danseurs antagonistes, leurs vibrations furieuses créant un choc esthétique, rythmique, sonore et finalement philosophique absolument stupéfiant. Tandis que trois musiciens de Gagaku, face au public, tissent de leurs sonorités ténues un fil dont le sens nous échappe mais nous fascine. Et quelle superbe idée d’avoir mis la lune en scène sous la forme d’un de ces énormes tambours sur fond duquel se détache le batteur, chef d’orchestre cosmique.
Plastique, hautain, le ballet donne aux danseurs de l’Opéra l’occasion de séquences très cadrées, où ils enchaînent bonds, glissements et tournoiements avec un engagement exceptionnel. On les sait très attachés à l’œuvre de Kylian, qui les transfigure par ses tensions subtiles : par exemple, l’on a rarement vu Alessio Carbone, comme descendu d’un vase grec, vampiriser autant l’espace.
Le rôle élégant et ramassé du Mikado a permis à Hervé Moreau d’imposer une nouvelle fois, mais trop brièvement, sa présence souveraine.
Reste l’héroïne : rôle difficile, très difficile. Née de la lune, blanche et éthérée, telle une de ces renardes de la mythologie japonaise, elle doit pourtant affronter des postures contractées autant que sinueuses qui demandent un équilibre et une concentration musculaire autant que psychologiques très poussées. Là où l’on attendrait une brindille, on est donc un peu surpris par les fortes carrures des danseuses choisies pour l’incarner: la sensuelle et charismatique Alice Renavand, en alternance avec la guerrière Marie Agnès Gillot et la plus graphique mais moins ondulante Agnès Letestu. Cela rend le ballet encore plus étrange.
Jacqueline Thuilleux
Kaguyahime - Palais Garnier, 1er février
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Photo : C. Leiber / OnP
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