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Karol Beffa au 30e Festival Chopin à Paris - L’homme aux mille visages - Compte-rendu
Il y a des mises en abyme, et des mises en vertige. Voir Karol Beffa, personnage atypique, insaisissable, autant que délicieusement cordial et simple, se lancer en de prodigieuses improvisations, à l’assaut de nos certitudes les plus ancrées, en est une. Pour le pianiste amateur, rivé à ses partitions, l’improvisation est certes un spectacle surprenant. Mais avec Beffa, dont on sait qu’il est coutumier de cette pratique, pour laquelle il obtint d’ailleurs un prix au conservatoire, l’aventure s’élargit à des dimensions inusitées, tant le rapport que ce garçon hors normes entretient avec les plus intimes secousses de la pensée musicale lui permet de se promener dans les modes d’écriture des plus grands musiciens comme s’ils avaient été conçus par ses propres neurones !
L’intérêt du concert suscité par la maîtresse des lieux, Ariel Paszkiewicz, résidait d’abord dans la présence au piano de ce compositeur reconnu et prolifique, capable de se glisser aussi bien dans la musique de cinéma ou de ballet que la plus forme la plus classique. On n’a guère l’habitude d’entendre Beffa comme interprète, et le découvrir dans Chopin, Debussy, ou Liszt, était une manière d’approcher sa personnalité: un jeu tendu, ramassé, volontaire, comme impatient d’enchaîner une idée à celle projetée dans l’instant. Bach, en introduction avec deux Chorals transcrits par Busoni, les BWV 659 et BWV 639, lui offrait ce terrain idéal d’édification musicale et de liberté d’approche sur le mode de la transcription. Même intensité pour le prélude de Tristan et Isolde, pour lequel il a mêlé sa propre transcription à celle de Zoltan Kocsis. Prenant, angoissant. On préfère l’y entendre que dans le menuet antique de Ravel, dont la grâce éphémère semble moins lui convenir.
Puis Beffa compositeur, dans une Etude-hommage à Chopin, subtile autant que séduisante, et enfin Beffa tel qu’en lui-même, lancé à l’assaut de la sphère musicale, prêt à tout tenter, mais sans vulgarité, car chez lui, le virtuose ne se veut pas phénomène de foire. Le public a proposé de multiples thèmes, attrapés au vol comme des papillons, et le résultat fut éblouissant: même sur La vie en Rose, dont le titre n’évoquait rien à ce surdiplômé, même sur une chanson sud-américaine, avec grâce et fraîcheur, mais sans jamais perdre le fil de l’harmonie la plus raffinée. Et surtout, lorsqu’il opposa Liszt à Gershwin, maria Schubert et Beethoven, Chopin et Poulenc, ou encore broda sur des thèmes littéraires, l’un emprunté à aux Orientales de Victor Hugo, « la lune était sereine et jouait sur les flots », puis se coulant dans la mémoire d’un piano racontant ses souvenirs dans les ruines des Twin Towers ! Là l’artiste parlait plus que le virtuose, ne se contentant pas d’enchaîner volutes et effets, mais ouvrant des portes, resserrant les liens entre les styles, et traçant son propre chemin. Aussi ludique et inattendue que le souhaitaient les Paszkiewicz, âme de la manifestation, dont ils voulaient marquer en gaieté le 30e anniversaire, la séance fut à la fois enchanteresse et dérangeante.
Jacqueline Thuilleux
Paris, Orangerie du Parc de Bagatelle, 4 juillet 2013
30e Festival Chopin à Paris, jusqu’au 14 juillet : www.frederic-chopin.com
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Photo : Amélie Tcherniak
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