Journal
Kotaro Fukuma en récital à la salle Cortot – Engagement total – Compte-rendu
Il est des moments dans l’évolution d’un artiste qui démontrent qu’un cap décisif a été franchi. Le récital que Kotaro Fukuma a donné il y a peu à la salle Cortot est de ceux-là, organisé par Pianomusica (c’est là la première incursion parisienne d’une structure dont l’activité se concentre sur la côte basque (1) ) à l’occasion de la sortie du nouveau et magistral enregistrement (Scriabine, Rachmaninoff (2) )d’une figure majeure de piano contemporain – il serait grand temps que certains programmateurs, parisiens en particulier, s’en aperçoivent ... On suit depuis le commencement de sa carrière un artiste qui, à chacune de ses apparitions, nous a toujours frappé par l’intensité de ses interprétations. Celle-ci n'aura pas été en reste sur ce plan, c'est le moins que l'on puisse dire.
Début de récital sous le signe du classicisme avec la transcription que Fukuma a réalisée de la Sérénade « Une Petite Musique de Nuit » de Mozart – une adaptation pour clavier conçue initialement pour un programme de la Folle Journée de Nantes 2022. Finement ouvragée, elle se déploie avec un style et une vivacité du propos absolument idéaux. Place à Schumann ensuite. Aux Schumann plutôt, avec d’abord, de Clara, le Notturno, issu des Soirées musicales op. 6, que l’interprète transcende par la richesse du coloris et la noblesse du chant. De Robert, Fukuma a retenu la Rêverie des Scènes d’enfants, le In der Nacht et le Traumes Wirren des Fantasiestücke op. 12. L’univers du compositeur allemand lui réussit tout particulièrement : on se souvient qu’à ses débuts, dans la foulée du Premier Prix au Concours de Cleveland en 2003, il avait signé une version – un peu « jeune » sans doute mais fort séduisante – des Novelettes, des Abegg et des Fantasiestücke (3). Tendresse, agitation intérieure, poésie fantasque : les trois pièces données à la salle Cortot n’ont qu’un défaut : leur goût de trop peu. On espère vite retrouver Fukuma dans des opus schumaniens complets !
Alfred Grünfeld – premier pianiste de l’histoire du phonographe a avoir réalisé un enregistrement commercial – laisse une séduisante paraphrase sur des thème de valses de Johann Strauss : Soirée de Vienne op. 56. Une pièce dans laquelle les doigts ne sauraient suffire ; il y faut aussi le chic, l’humour, l’esprit et un bon zeste d’insouciance mâtinée de frivolité. Autant d’ingrédients que l’interprète réunit et dose avec une classe folle.
Changement d’univers après la pause avec la Fantaisie op. 28 de Scriabine, pièce assez rarement donnée tant en raison de sa redoutable difficulté technique que d’une dramaturgie qu’il n’est pas offert au premier venu de maîtriser. Fukuma a l’excellente idée de placer le Nocturne pour la main gauche op. 9/2 du Russe juste avant et d’enchaîner. Excellente idée que ce portique vibrant de poésie préludant à la plongée dans un Opus 28 dont le foisonnement dramatique est vécu avec un engagement total, absolu. Fukuma n’est jamais passé pour un tiède, mais le maximalisme et les prises de risques qu’il ose ici – que l’on serait tenté de qualifier de sofronitzkiens – saisissent autant qu’ils émeuvent. Oui, à l’évidence, un cap est franchi, et la Sonate n° 2 (version 1931) de Rachmaninoff le confirme. Dominée, impérieuse et lyrique (quelle tenue, quelle noblesse dans le mouvement central !), servie par une palette sonore aussi étendue que nuancée, la plus fameuse des deux sonates pour piano du compositeur conclut, habitée et transcendante. Moment proprement sidérant, phénoménal de feu, de souffle inépuisable et d’intelligence : Fukuma nous doit désormais la 1ère Sonate !
Clair de lune de Debussy, d’une poésie immatérielle, et « Parlez moi d’amour », irrésistible medley de Kotaro Fukuma sur des chansons françaises (4), tiennent lieu de bis et rappellent que c’est à Paris, au CNSMDP dans la classe de Bruno Rigutto, que l’interprète a réalisé une grande part de sa formation.
Heureux public bordelais qui, aux Estivales de musique en Médoc (5), retrouvera l'artiste japonais le 12 juillet dans le Concerto en fa de Gershwin, avec l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine sous la baguette de Jonathon Heyward. Un chef américain dont nous avions souligné le talent il y a huit ans lors de son Grand Prix au 54e Concours de Besançon (6) et qui poursuit depuis une belle carrière – il prend la direction musicale de l’Orchestre Symphonique de Baltimore à la rentrée prochaine.
Alain Cochard
Paris, salle Cortot, 17 juin 2023
(1) Créée à l’initiative de Stéphane Delavoye, la série Pianomusica se donne pour but d’offrir des récitals de piano, essentiellement hors de la période estivale, dans le secteur Bayonne-Anglet-Biarritz. Après avoir fait jouer Kotaro Fukuma en 2022, Giuseppe Guarrera et Roman Borisov en début d’année, elle programme Jean-Baptiste Fonlupt à Anglet le 18 juillet prochain (www.billetweb.fr/fonlupt ), puis Ryan Wang le 22 octobre.
(2) 1 CD Naxos NYCC-27314 (dist. Outhere)
(3) 1 CD Naxos
(4) La partition est disponible chez Muse Press
(5) Estivales de Musique en Médoc 2023 : www.estivales-musique-medoc.com/#
(6) www.concertclassic.com/article/54eme-concours-de-jeunes-chefs-dorchestre-de-besancon-jonathon-heyward-le-talent-et
Photo © Stéphane Delavoye
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