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La Chronique de Jacques Doucelin - Contre le dogme de l'infaillibilité
Je ne sais pas si ça vous fait ça à vous comme à moi, mais c'est tout de même une drôle d'impression. Et même fort désagréable. Vous allez en toute confiance à un concert d'un des plus célèbres orchestres du monde – autrichien, allemand ou américain – et vous vous attendez à un bonheur total... Crack ! Boum ! Vous voilà déçu. Comme malgré vous. A votre corps défendant. Une partie de votre cerveau vous susurre en effet : « tu dérailles mon vieux! Tu connais la réputation de ces musiciens inattaquables: ils ne peuvent pas faillir, puisqu'ils sont précisément considérés comme infaillibles! »
C'est ce dogme de l'infaillibilité, non point pontificale, mais musicale, que je voudrais remettre en cause avec vous. Car la « réputation », assise autant sur des souvenirs heureux que sur de la publicité subrepticement distillée dans nos cerveaux, nous donne pour le moins mauvaise conscience de ne pas avoir trouvé ces musiciens à la hauteur de ce que l'on dit d'eux, quand elle ne nous rend pas totalement sourds à la réalité sonore ! Si j'évoque ces désagréments, c'est qu'ils illustrent parfaitement l'expérience que l'actualité nous a récemment réservée. Je veux parler du dernier concert du Philharmonique de Vienne, le 20 février, au théâtre des Champs-Elysées, sous la baguette de Zubin Mehta.
Un programme aussi intelligent qu'alléchant construit autour des deux ultimes symphonies de deux compositeurs majeurs de la capitale autrichienne, Joseph Haydn avec sa Symphonie n°104 et Anton Bruckner avec sa Neuvième restée inachevée. Pour parfaire la mise en regard des deux oeuvres, il est bon de signaler que les deux musiciens avaient choisi la même tonalité, à savoir ré mineur, celle du Requiem de Mozart issue du vieux ton grégorien. Haydn et Bruckner pour les Viennois, c'est Ravel et Debussy pour un orchestre parisien. Il n'y a donc pas de place pour la surprise... Et c'est là où vous vous trompez, car on est tombé de très haut !
Vous imaginez, vous, les cordes de soie de la Philharmonie de Vienne se prendre les pieds dans le tapis enchanté imaginé par Haydn ? Moi pas ! Alors on se gratte l'occiput, on se secoue pensant avoir eu une « absence ». Et puis, tout d'un coup au détour d'une reprise, clac ! un décalage comme dans un vulgaire orphéon ! On regarde le voisin: oui, on a bien entendu. Bon, ils sont en fin de tournée, ils doivent être fatigués, les pauvres... Tu parles ! Ils ne sont tout de même pas tout seuls : il y a une baguette qui est censée leur indiquer le bon chemin... C'est bien là où le bât a blessé ce soir-là. Zubin Metha s'était mis en pilotage automatique... Eh bien, ça ne marche pas. Un orchestre, c'est comme un avion : il faut un vrai pilote, sinon vous vous cassez la figure.
C'est quelque part rassurant: la musique, c'est une affaire d'hommes... Enfin presque, car j'ai tout de même repéré trois dames – dont je ne sais même pas si ce sont des titulaires... - dans cette assemblée de mâles. Après l'entracte, tout le monde a sans doute décidé de se reprendre. D'autant que dans une heure de Bruckner, il est difficile de se ménager. Mais la direction de Zubin Mehta a accentué les contours et les contrastes à l'excès, faisant voler les écailles de la légendaire patine de la vénérable Philharmonie. C'est ainsi qu'on peut être déçu par ce qu'on aime. Comme quoi, il ne faut jamais faire aveuglément confiance aux réputations toute faites.
Heureusement qu'on peut être, à l'inverse, très agréablement surpris par des ensembles de moindre prestige pour peu qu'ils aient à leur tête un chef charismatique. Ainsi, dans la démocratie musicale internationale, tout le monde connaît des hauts et des bas. Au gré d'un changement de baguette, l'Orchestre de Paris a donné le mois dernier l'un de ses meilleurs concerts sous la direction de Neeme Järvi qui le conduisit sur des sommets. Chacun sait que la venue d'un Riccardo Muti ou d'un Seiji Ozawa à la tête de l'Orchestre National de France va se traduire par un miracle musical. Jeudi dernier, 26 février, un miracle de ce type s'est produit à la Cité de la musique où le Philharmonique de Bruxelles jouait sous la direction de son nouveau patron le Suisse Michel Tabachnik. L'entente entre le chef et ses musiciens a transcendé leur interprétation d'un programme particulièrement vétilleux consacré à des oeuvres viennoises et parisiennes créées à la veille de la grande boucherie de 1914-18. Ces musiciens, certes moins célèbres que leurs collègues de Berlin, de Vienne ou de Chicago, se sont hissés ce soir-là au plus haut niveau grâce à une parfaite complicité avec leur chef. Voilà qui est encourageant et qui nous invite fortement à renoncer à toutes nos idées préconçues.
Jacques Doucelin
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Photo : DR
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