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La Chronique de Jacques Doucelin - Des orchestres et des chefs
Le filtre du souvenir n’est pas d’une fidélité absolue privilégiant d’abord les vraies réussites, ou à contrario les grands échecs, le reste s’estompant dans les brumes de l’oubli… Les rapports si complexes entre les chefs et leurs orchestres ne font pas exception. La tendance à idéaliser le passé n’y est pas moins évidente : on vous cite tout le temps les exemples de longévité de George Szell à la tête de l’Orchestre de Cleveland, de Charles Munch à Boston, de Mravinsky à Léningrad : ça n’a pas toujours été sans heurts ni pleurs, même si des enregistrements historiques témoignent de la profondeur du travail accompli sur le long terme.
Mais la montagne comme la perfection des disques gravés par Herbert von Karajan à la tête du Philharmonique de Berlin ne doivent pas nous faire oublier la fin de l’histoire, à savoir le « chef à vie » rejeté par ses musiciens exaspérés au bout de trois décennies par des méthodes de management à la « schlag ». Arturo Toscanini a eu beau se rebeller contre les tyrannies fascistes, il n’en a pas moins fondé sa réputation sur ses mémorables colères … On le voit : ça n’est pas une question de réussite artistique ou d’engagement politique, mais de complexion sanguine et de psychologie.
Quand on parle en confiance avec des musiciens d’orchestre comme avec des chefs, on a vite fait de constater que comme dans la vie courante de toute entreprise humaine, fût-elle industrielle ou artistique, les responsables se classent en gros en deux catégories : les autoritaires et les amicaux persuasifs. Chaque groupe connaissant des extrêmes, du colérique sanguin au monstre froid pour le premier, du jovial consensuel au bienveillant généreux pour le second. Rien d’étonnant à ce que la métaphore qui s’impose lorsqu’on évoque la vie d’un directeur musical avec ses troupes est celle du mariage… et de ses aléas ! Aussi bien, la plupart des maestros actuels préfèrent-ils papillonner d’une phalange à l’autre : pas le temps de se disputer, encore moins de s’attacher !
Des contrats de mariage se signent pourtant entre chefs et orchestres, comme chez Marivaux ou Mozart, et des histoires d’amour se nouent même parfois, mais comme le chante Aragon dans son célèbre poème « il n’y a pas d’amour heureux » et elles ont bien souvent une issue tragique. On se souvient qu’il fallut des années à l’Orchestre de Paris orphelin pour se guérir de la mort brutale en pleine tournée aux Etats-Unis en 1968 de son fondateur Charles Munch. Il y a un mois tout juste, un deuil identique frappait l’Orchestre de Monte-Carlo qui perdait son nouveau patron le chef russe Yakov Kreizberg (né en 1959) qui avait su trouver le cœur des musiciens monégasques. Leur violon solo le Canadien David Lefèvre traduit l’émotion de ses camarades en soulignant que Kreizberg les avait « transfigurés par son sourire et sa gentillesse ». Il avait pris le pouvoir sans parler avec une « gestique qui traduisait sa soif de perfection dans la musique qui fut sa seule passion. Avec les progrès de la maladie, il nous laissait davantage jouer en nous faisant confiance. »
Parmi les chefs qui ont inspiré plus d’amour que de crainte, il y eut Carlo Maria Giulini qui savait ne pas trop exiger des musiciens, mais les épaulait toujours, à des années-lumière du vieux ronchon de Karl Böhm qui quitta plusieurs fois la fosse de l’Opéra de Paris en grommelant « diese Schwein-Franzosen » (ces cochons de Français !) Comme quoi la musique n’adoucit pas forcément les moeurs… Mais les rapports ne sont pas toujours aussi tendus et l’on compte au moins deux récents mariages musicaux réussis dans l’Hexagone : Paavo Järvi qui a déjà renouvelé son contrat avec l’Orchestre de Paris et le jeune et fringant Tugan Sokhiev qui vient lui aussi de rallonger le sien à la tête du Capitole de Toulouse. L’Opéra de Paris a également trouvé chaussure à son pied en la personne élégante de Philippe Jordan (photo).
A l’inverse, l’idylle n’est pas à l’affiche des formations de Radio France. Ce genre de sentiment se mesure à des détails qui ne trompent pas. Par exemple, au triomphe que les musiciens font à tel chef invité : une manière de plébiscite, en tout cas, de déclaration d’amour, voire de coup de canif dans le contrat ! Ainsi a-t-on observé l’Orchestre National faire fête à Yutaka Sado après un concert de musique française, le 24 mars au Théâtre des Champs-Elysées, et le Philharmonique succomber au charme du jeune Vénézuélien Christian Vasquez dès le lendemain salle Pleyel. Les orchestres peuvent certes être cruels avec leurs patrons et leur mener la vie dure, mais ils se trompent rarement quand ils ont un coup de cœur.
Jacques Doucelin
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Photo : Anthony Tommasini
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