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La Chronique de Jacques Doucelin - Lettre ouverte à la ministre de la Culture
« Madame la Ministre,
Vous n’ignorez pas, en tant que porte parole du gouvernement, que la presse tient lieu de caisse de résonance aux gestes et propos des officiels en charge des dossiers publics. Vous ne serez donc pas étonnée si je vous dis que mon téléphone a beaucoup sonné à la suite de vos premiers propos publics sur l’antenne de France Inter où vous avez déclaré avec une franchise qui vous honore que la musique contemporaine n’était pas votre tasse de thé. Je ne cite pas vos propos entre guillemets, mais l’essentiel demeure que vous avez mis tout le monde dans le même panier. Alors même qu’il existe presque autant de musiques contemporaines qu’il y a de compositeurs vivants ! Et c’est bien là que le bât a blessé. Certes, c’est votre droit le plus strict en tant que citoyenne, qu’écrivaine et femme de culture d’afficher vos préférences sans langue de bois. En revanche, la ministre peut-elle oublier qu’elle exerce sa tutelle sur TOUS les créateurs français vivants de toutes obédiences au point de se risquer à un « coming out » aussi radical sur ses goûts musicaux au micro d’une radio très écoutée ?
Encore une fois, on ne saurait trop se réjouir que vous ayez renoncé à la langue de bois qui caractérise tant de vos collègues du gouvernement ou d’ailleurs. De là, à jeter dans l’inquiétude toute une partie de vos administrés, il y a un pas qui, une fois franchi, fait réagir violemment. C’est donc ce qui s’est passé. Avec son autorisation, je puis vous dire qu’Henri Dutilleux, 91 ans, mais toujours actif de par le monde – il termine actuellement une œuvre pour voix et orchestre à l’intention de la soprano américaine Renée Fleming, que le chef Seiji Ozawa doit créer en septembre au Japon – m’a appelé dans l’heure qui a suivi vos propos pour me dire sa peine et son indignation.
Certes, votre cabinet n’était pas encore formé, mais il se trouve que si l’un de vos collaborateurs avait pu assister à l’hommage rendu tout récemment à Rostropovitch salle Pleyel par l’Orchestre de Paris, dont le directeur général fut l’un de vos collaborateurs à Versailles, il n’aurait pas manqué de vous faire part de l’enthousiasme d’un public, tous âges confondus, se levant dans une belle unanimité pour saluer Dutilleux dont on venait d’interpréter le Concerto pour violoncelle. Savez-vous, Madame, que cette œuvre écrite pour Rostropovitch fut bissée à sa création au Festival d’Aix en Provence en 1970 ? Preuve s’il en fallait que toute musique nouvelle – ou contemporaine – ne fait pas forcément fuir le public. Sans pour autant être racoleuse.
Même Mozart – certains ont du mal à l’imaginer aujourd’hui – a paru trop complexe à ses contemporains. Quand l’Empereur lui reprochait d’écrire « trop de notes », il avouait qu’il ne pouvait pas suivre ! Et ses sujets, « largués » eux aussi, délaissèrent la musique de Wolfgang, lui préférant les facilités de la mélodie italienne. Il en mourut fort jeune... Ce que les musiciens dits « classiques », ou « sérieux », reprochent au monde politique et médiatique actuel, c’est que ce monde-là n’afficherait jamais un tel ostracisme à l’égard des écrivains, des architectes ou des peintres vivants. C’est donc bien une question de culture et d’absence de formation de l’oreille à l’école de la République.
Mais à quelque chose malheur est bon : n’y a-t-il pas là une tâche impérative toute trouvée pour une ministre toute neuve qui aura à coeur, n’en doutons pas, de développer les enseignements artistiques, et singulièrement la musique, à l’école en collaboration avec son collègue de l’Education nationale. Alors, un excès de franchise n’aura pas été inutile.
Nous vous prions, Madame la Ministre, d’agréer nos plus respectueux hommages. »
Jacques Doucelin
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