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La Chronique de Jacques Doucelin - Wolfgang Wagner : le dernier des Mohicans tire sa révérence
Peut-être avez-vous raté l’information ? Il faut dire qu’à part Arte et quelques radios spécialisées, bien rares sont les medias français à avoir daigné relayer la dépêche pourtant circonstanciée de l’Agence France Presse : Wolfgang Wagner, dernier petit-fils de Richard, est mort à Bayreuth le jour du printemps à 90 ans, après avoir confié l’an dernier les rênes du Festival à ses filles, les demi-sœurs Eva et Katharina issues de ses deux mariages successifs. Evidemment, ça n’est en apparence qu’une information « culturelle ». Et que pèse la culture dans un monde médiatique totalement « pipolisé » ?
Mais justement, tous ces marchands de papier ont perdu une belle occasion de vendre leurs journaux qui, paraît-il, sont en pleine déconfiture, car en un siècle et demi la famille Wagner n’a cessé de défrayer régulièrement la chronique scandaleuse aux limites du politique et du mondain. C’est même une saga qui n’a rien à envier à la série des « J.R. » : quelle occasion manquée ! Le public n’est pas aussi idiot et inculte que les rédacteurs en chef… Tant pis pour eux. Les 90 années de vie de ce Wagner baptisé du même prénom que Mozart constituent, en effet, une tranche de vie européenne peu banale, et pas seulement allemande, qui résume à elle seule toutes les contradictions du siècle écoulé.
A dix ans, c'est-à-dire en 1930, Wolfgang et son frère aîné Wieland perdirent à la fois leur grand-mère Cosima, la fille de Franz Liszt devenue grande prêtresse de Bayreuth, et leur père Siegfried Wagner, fils unique de Richard, qui avait épousé une Anglaise. Je vous laisse deviner l’expérience humaine et l’ampleur historique d’un tel héritage familial qui constitue un pont réunissant les siècles par delà les calendriers officiels et les vicissitudes de l’Histoire. C’est pourquoi Wolfgang Wagner représentait l’un des derniers liens vivants entre un XIXe siècle voué au culte romantique de l’individu et un XXIe siècle marqué au sceau de la technologie mondialisée : un passeur malgré lui.
Il avait, certes, un caractère impossible, c'est-à-dire « du » caractère, et menait ses affaires tambour battant, avec, l’âge avançant, ses airs de bouledogue embusqué derrière un humble bureau de bois blanc, éructant en permanence comme un volcan dans un sabir vaguement franconien dont le germaniste que je fus ne put jamais comprendre un traître mot : un Allemand normal tirait au maximum deux demi phrases d’une interview d’une heure… Car le « vieux », comme on l’appelait ces dernières années sur la verte colline dont il avait fait son Walhalla, ne fuyait pas la rencontre avec les journalistes. Et la conférence de presse qu’il tenait régulièrement sur place le lendemain matin de la première du nouveau spectacle du Festival, était l’occasion de joutes mémorables avec la presse au cours desquelles il prenait crânement la défense de l’équipe artistique sifflée la veille au soir par les wagnériens les plus conservateurs !
Ainsi avait-il affronté en août 1976 toutes les cabales, y compris celle de sa mère, qui exigeaient la répudiation du tandem français Boulez-Chéreau réuni pour la célébration du centenaire de la création du Ring qui inaugura le Festspielhaus. De même, prit-il la défense en 2004 du metteur en scène allemand iconoclaste qui avait accompagné le retour de Pierre Boulez dans « l’abîme mystique » pour un nouveau Parsifal assez irrévérencieux après celui que le chef français y avait dirigé quatre décennies plus tôt à l’invitation de Wieland Wagner. Wolfgang régna donc en monarque absolu sur le temple wagnérien durant un bon demi-siècle après la disparition prématurée de son frère aîné Wieland. Celui-ci avait eu le temps de nettoyer les écuries d’Augias en révolutionnant l’art de la mise en scène grâce à la fée électricité et surtout à son génie.
De fait, c’est au lendemain de la seconde guerre mondiale que les « alliés » décidèrent de jouer la carte de la jeunesse pour mieux dénazifier la célèbre colline si chère aux dignitaires du Troisième Reich… Voilà donc les deux petits fils de Richard Wagner chargés par les Américains de préparer la réouverture du théâtre de Bayreuth pour 1951, mais en marquant une rupture totale avec l’esthétique et l’ambiance d’avant-guerre. Et surtout en maintenant fermement à l’écart leur mère, la redoutable Anglaise Winifred, veuve de Siegfried, qui ne renia jamais son soutien au nazisme et continua jusqu’à sa mort en 1980 à lancer régulièrement des invectives dans la presse à grand tirage contre tous les détracteurs de son cher Adolf, dont on dit qu’elle faillit l’épouser en secondes noces…
Ce sont ses incartades, la dernière ayant eu lieu dans l’été 1976 (on en trouva l’écho jusque dans la presse française) à l’occasion de la célébration du centenaire du Festival de Bayreuth, qui alimentaient en scandales croustillants la chronique politico mondaine d’outre Rhin. Celles-ci ne cessèrent pas à la mort de la vieille dame indigne, la famille continuant de se déchirer comme frappée elle aussi par la malédiction de l’or du Rhin… La fille aînée de Wolfgang, Eva fut chassée pour rébellion loin de la colline sacrée, bannie comme Brunhilde sur son rocher par son Wotan de père ! Quand celui-ci voulut imposer sa fille cadette Katharina pour lui succéder, ce fut la révolte dans tout le Walhalla qui retentit soudain des cris d’orfraie des neveux et nièces de Wolfgang.
Celui-ci n’avait certes pas le génie artistique de Wieland, mais possédait un réel talent d’organisateur et de gestionnaire qui lui permit de maintenir contre vents et marées le cap du festival. Si ses propres mises en scène ne marquèrent guère le siècle lyrique, il eut l’intelligence d’inviter des artistes qui surent créer l’événement. Ce fut le cas du Ring de Boulez Chéreau qui attend toujours un successeur digne de ce nom. Le visiteur pointilleux de la fameuse villa « Wahnfried », demeure de la famille Wagner aujourd’hui transformée en musée, aura quelques surprises en constatant que le fameux Tietjen, nazi notoire, ami intime de Winifred et directeur de l’Opéra de Berlin avant et durant la guerre, revint en …1959 (sic !) signer de nouvelles mises en scène. C’est dire que dans leur entreprise de dénazification les deux fils durent consentir quelques concessions à leur vestale de mère.
Jacques Doucelin
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Photo : DR
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