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La Fille de Neige de Rimski-Korsakov à l’Opéra Bastille - Splendeurs d’une nuit de printemps – Compte-rendu
Longtemps chez les puristes européens, on a dénigré l’imposante œuvre lyrique de Rimski-Korsakov : on l’accusait d’être trop facile dans ses goûts et ses harmonies, d’avoir civilisé à sa façon langoureuse le rugueux Boris Godounov de Moussorgski - qui lui dut en partie sa survie -, de chercher l’enchantement plutôt que la vérité dramatique. A Paris, le Coq d’or a parfois trouvé grâce par son côté spectaculaire et féerique, mais que dire de la Pskovitaine, de Sadko, de La Nuit de mai, et de tant d’autres merveilles, sans parler de la Fiancée du tsar, drame bouleversant. Que reprochait-on à ces œuvres ? Notamment d’être trop couleur locale russe, et de nécessiter des voix typées en conséquence.
A Berlin, heureusement, Daniel Barenboim avait plus de courage dans son Staatsoper, notamment pour une Fiancée du tsar mémorable ces dernières années : il est vrai qu’il avait mis le doigt sur la personne capable de refaire vibrer ces œuvres dans une sensibilité contemporaine, l’incontournable Dimitri Tcherniakov, que le caractère slave de l’entreprise ne gênait guère puisque c’était son liquide amniotique et que son regard vif et acéré savait dépouiller ces œuvres de leur trop d’exotisme, qui pour lui n’en est pas un. Et c’est à Barenboim justement que Patrice Chéreau déclarait un jour, en découvrant le travail du jeune metteur en russe : « Mais qui est ce génie ? ». On le vérifie une fois de plus.
© Elise Haberer / Opéra national de Paris
Que dire de cette Fille de neige, que l’Opéra Bastille propose enfin aujourd’hui à un public qui ne ménage pas son enthousiasme aux interprètes, sinon qu’elle transcende les enregistrements qu’on en connaissait et que grâce à la vision suprêmement intelligente que Tcherniakov en donne, elle va encore beaucoup plus loin dans la portée du sujet, tiré d’une légende si romantique avec son affrontement du surnaturel et du terrestre que Tchaïkovski en tira lui aussi un petit opéra, quelques années avant Rimski-Korsakov, et qu’il jalousa furieusement le succès et la musique du second. Il faut avouer qu’il y a de quoi, car si chef d’œuvre lyrique ce dernier a composé, c’est bien celui-là.
Mais autant que la quasi découverte de l’action scénique pour la grande majorité du public, il faut s’émerveiller de ce que le spectacle soit ici, et avant tout, un acte d’amour. En premier, non seulement du metteur en scène Dimitri Tcherniakov, mais aussi du fantastique chef amené à faire ses débuts parisiens à cette occasion : dès que Mikhail Tatarnikov lève sa baguette, et que la fosse commence à frémir, on ressent comme un vent nouveau de délicatesse, de poésie, de douceur vibrante et l’on se dit qu’un enchanteur est venu animer les pupitres de l’Orchestre de l’Opéra, lequel ondule et s’enfle comme poussé par une brise amoureuse. Bonheur total que de savourer une direction aussi fine et sensitive.
Emerveillement aussi devant les extraordinaires compositions des interprètes : en tout premier lieu, l’exquise Aida Garifullina, fine comme une gazelle dans ses petites tenues enfantines, déployant en d’infinies nuances sa riche voix de colorature dramatique, aux accents polis par sa fréquentation du répertoire italien et français, et dépourvue de cette consonance nasillarde, de ce timbre aigrelet qui ciblent trop souvent à nos oreilles belcantistes la spécificité des voix russes aigues. Admirable actrice de surcroît.
© Elise Haberer / Opera national de Paris
Autre choc du plateau, l’inouï contre- ténor ukrainien, Yurly Mynenko, que l’on connaît déjà dans le répertoire baroque, mais dont on découvre ici l’insolite pouvoir d’une voix caressante et inclassable. Le voir arriver en Lel, le berger androgyne qui incarne la redoutable séduction du printemps et son irrésistible force de vie, a quelque chose d’infiniment troublant, car cette séduction n’est pas évidente au premier regard : le metteur en scène a campé sa robuste silhouette un peu lourde dans un tricot camionneur, pull sur les hanches, baskets et cheveux longs blonds de lin comme un elfe du Seigneur de Anneaux. Devant cette apparition provocante et bizarre, on redoute Astérix, mais dès qu’il ouvre la bouche, c’est Orphée qui s’empare de nous, et de l’héroïne, et laisse comme envoûté.
Autre incarnation mémorable, celle, tout à l’inverse du personnage éthéré de Fleur de neige, de la robuste et charnelle Martina Serafin en Koupava. On a rarement vu la soprano autrichienne, parfois éblouissante mais parfois décevante, dans un rôle qui convient aussi bien à sa riche nature et à sa voix tempétueuse. Le contraste est superbe. Magnifiques aussi, le dur et violent Mizguir de Thomas Johannes Mayer, d’une ampleur toute wagnérienne, et la puissante Elena Manistina, Dame Printemps aux allures de diva grande époque. Excellent enfin le tontonnant Tsar Bérendeï, incarné tout en ronde et inquisitrice subtilité par l’ukrainien Maxim Paster, sans parler du formidable Vladimir Ognovenko, Père Gel, qu’on n’oublie guère même si son rôle est court.
Mais surtout, reliant tous ces talents d’exception par sa pénétrante compréhension de l’œuvre, la patte de Tcherniakov, opérant ici un tour de force dans la gradation aussi puissante que subtile d’une action qui mène au cœur de la sève vitale de la nature, balayant tout sur son passage, et sait diaboliquement se jouer des conventions d’époque. Car de quelle époque s’agit il vraiment dans ce Sacre du printemps qui tout en mêlant le fantastique cher au compositeur et le psychanalytique demandé par notre temps, conduit vers une apogée sacrificielle dont le chœur final a raison par son enthousiasme païen à célébrer la venue du dieu soleil ? Démarrant le récit dans une salle de classe inodore et atypique, évoluant vers une sorte de campement de marginaux bon enfants et hors du temps, mêlant isbas et roulottes, bottes et anoraks, une tunique locale glissée de-ci de-là comme un vestige, une note locale anodine, il avance à pas feutrés dans cet apparent chaos de temps et de lieu vers une slavisation triomphante des tenues et des attitudes dans l’hymne final, mené comme une cérémonie antique avouée.
L’acmé de l’émotion étant atteinte lors de la longue et envoûtante scène dans une forêt tournante d’arbres aux forces écrasantes et indifférentes, symboles d’inexorable renouvellement, où l’héroïne, égarée comme une enfant perdue dans le fatras de sa quête d’elle-même, cueille la vie et l’amour dans le sein maternel, un amour, qui, on le sait, la perdra puisqu’elle mourra d’avoir tenté de vivre. Et sur cette impossible rencontre, la musique de Rimski-Korsakov qui déroule ses arpèges sensuelles, renouvelle ses volutes comme de sinueuses descentes dans l’âme, en un flux et un reflux où la volonté se noie. Saoulant de beauté.
Jacqueline Thuilleux
Rimski-Korsakov : La Fille de Neige - Opéra Bastille, 22 avril 2017 ; prochaines représentations les 25, 28, 30 avril et 3 mai 2017 / www.concertclassic.com/concert/la-fille-de-neige
Photo © Elise Haberer / Opéra National de Paris
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