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La Khovantchina de Moussorgski (version Chostakovitch) à l’Opéra Bastille – L’or des décibels – Compte-rendu
Il y a vingt ans, ce fut un choc que cette superbe production pour laquelle Andrei Serban n’avait cédé à aucun des poncifs déjà à la mode : sobre, de lignes fortes, jouant d’oppositions de couleurs violentes, il parvenait à ressusciter l’époque sans surcharger l’œuvre de détails trop anecdotiques. Un regard d’une intelligence aiguë pour recadrer cette terrible histoire. Et, preuve que les classiques se démodent peu, cette reprise ne montre en rien un caractère daté scéniquement. Force et beauté …
© Gerguana Damianova - OnP
Moussorgski-Chostakovitch, deux tempéraments colossaux donc, mis ensemble pour la survie de cette œuvre gigantesque, puisque le second ajouta ce qui manquait et ne supprima pas ce qui demeurait, contrairement au cher Rimski-Korsakov, qui retailla l’opéra inachevé à son aune et à son amour fou de la mélodie séduisante, en en coupant de grands pans, notamment la scène d’ouverture avec la dictée de la lettre, tout en affirmant que si l’œuvre survivait suffisamment longtemps on pourrait en entreprendre une « édition archéologique exacte » …Paix à ses cendres de merveilleux harmoniste et de savant musicien, car sans lui, Moussorgski serait sans doute dans la fosse commune des grands oubliés de la musique.
Plonger dans la Khovantchina, œuvre qui ne ressemble à rien dans tout le corpus lyrique, c’est évidemment tenter de comprendre quelque chose à une inextricable succession d’affrontements, de revirements, de contradictions, de pulsions barbares, de croyances frénétiques qui toutes s’entrechoquent sans que l’on soit toujours parfaitement au fait de leurs raisons. Faut-il pour cela, se replonger dans une histoire de la Sainte Russie et du tournant capital que représenta pour elle, l’avènement de Pierre le Grand, pivot de l’opéra, même si l’on n’entrevoit que sa silhouette ? Faut il essayer de comprendre la rébellion des Vieux-Croyants, intégristes forcenés au même titre que nos Cathares, puisque le bûcher volontaire trancha pour eux la question du signe de croix avec deux ou trois doigts ?
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Ou mieux, en refusant les questionnements, se laisser emporter par cet incroyable flux de musique à la fois sauvage, grondante, statique ou follement vivante, avec ces longues scènes surtendues, ces déchaînements populaires, ces cris d’amour désespérés et surtout, cette sinistre image d’une société enfoncée sous le joug de ses petits pères, écrasée de misère et d’obscurantisme. Un peuple que Moussorgski, gueule de poivrot bien connue grâce au tableau peint par Ilya Repine, aime passionnément, alors qu’il est sans pitié pour ses héros sanguinaires ou illuminés.
Ce n’est pas là le mode de pensée occidental, même si la Russie y a tendu notamment avec Pierre le Grand, c’est une plongée dans une perception du monde, un manque de logique qui nous effraie et nous fascine : ne voit-on pas la si chrétienne Marfa, déchirée par son amour pour un incapable et sa croyance de charbonnière, lire l’avenir au prince Golitsine comme une sorcière ? On est dans les extrêmes, en permanence et la musique de Moussorgski les accumule pour mieux nous ensorceler, de ses fabuleuses complaintes, de ses tourbillons à ses glas qui sonnent de façon si angoissante. Rocailleuse, rugueuse, rythmiquement dans un perpétuel renouvellement, ou portée par d’impossibles rêveries.
Et là, Serban nous aide à monter dans la barque de ce tumultueux voyage, en le structurant autant qu’il est possible, tandis que l’Orchestre de l’Opéra, affaibli par la pandémie, affronte vaillamment les difficultés de cette énorme aventure qui ne lui est pas familière. D’autant qu’il est dirigé par un chef plus violent que barbare, Hartmut Haenchen, ce qui nuit parfois au lyrisme des airs merveilleux de Marfa, ou à la douleur du départ vers l’exil du prince, l’un des moments les plus déchirants de l’œuvre, car il se hausse au dessus des travers du personnage pour dire la lourdeur des destinées humaines.
© Gerguana Damianova - OnP
Ce qui donne aussi, bizarrement, l’impression que les voix dominent la fosse, alors que c’est habituellement le contraire. Sans gêner heureusement l’impact du drame, car le plateau réuni malgré les difficultés du moment - ce qui a conduit l’Arménienne Anush Hovhannisyan à remplacer in extremis Olga Busuioc, prévue pour le rôle d’Emma, est dans l’ensemble à la hauteur de l’anormalité de l’enjeu : et en premier parce que le Prince Kovanski, incarné par Dimitry Ivashenko, traduit bien les contradictions d’un personnage corrompu, affreusement ambitieux, horriblement sanglant et en même temps, humain, trop humain. Splendeur aussi de la voix d’Anita Rachvelishvili, star adulée du public, qui passe des modulations de l’amour blessé aux plus fortes imprécations avec la subtilité dont la mezzo géorgienne imprègne toujours sa ligne de chant – même si le rôle est un peu grave pour sa voix.
Toujours inoxydable, Evgeny Nikitin en Chakloviti ; suffisants, les aigus de Sergei Skorokhodov en Prince Andrei, ce qui n’est malheureusement pas le cas de John Daszak, souvent à la limite du faux en Prince Golitsine. Reste Dossifei, pilier de l’inconcevable sacrifice des Vieux-Croyants, mais personnage magnifique par son humanité, malgré son délire d’infini, pour lequel Dmitry Belosselskiy déploie une voix somptueuse, sans pour autant avoir la présence qui nous donnerait envie de le suivre dans le bûcher.
Quant aux chœurs magnifiquement préparés par Ching-Lien Wu, l’absence de quelques éléments n’a pas empêché leur force de frappe. Pure folie que cette Khovantchina, qui laisse comme écrasé, et dont l’intelligente mise en scène de Serban nous donne bien des clefs, sans pour autant que les portes s’ouvrent, car elles sont lourdes.
Jacqueline Thuilleux
Moussorgski : La Khovantchina (version Chostakovitch) – Paris, Opéra Bastille, le 26 janvier ; prochaines représentations les 30 janvier, 3, 6, 9, 12, 15 et 18 février 2022. www.operadeparis.fr
Photo © Gerguana Damianova - OnP
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