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L’Année 1715 en musique (2) – A l’église

Quels sont les fruits les plus savoureux que produit l’Europe musicale, l’année de la mort de Louis XIV, il y a exactement trois cents ans ? Après avoir visité les opéras de ce temps-là (1), glissons-nous dans l’enceinte des églises, temples et couvents pour entendre les partitions qui y résonnent…
 
En France
A partir de son mariage avec l’austère Madame de Maintenon, en 1683, Louis XIV penche pour la dévotion, pour ne pas dire la bigoterie – c’est à l’influence de cette nouvelle épouse (qui ne sera jamais reine) que l’on attribuera la révocation de l’Edit de Nantes, en 1685, amenant nombre de protestants à fuir la France.
L’année précédente, Madame de Maintenon a présidé à la fondation de la Maison royale de Saint-Louis, à Saint-Cyr, sorte de pensionnat religieux pour jeunes filles nobles, où l’enseignement de la musique (mais aussi du théâtre) tient une place importante. Un certain nombre de musiciens va désormais régulièrement écrire pour les « Demoiselles de Saint-Cyr » : entre autres,  l’organiste en titre, Guillaume-Gabriel Nivers, mais aussi Louis-Nicolas Clérambault, et Jean-Baptiste Moreau, qui compose les intermèdes musicaux de l’Esther (1689) de Racine. Se développe ainsi un goût pour une musique sacrée au format intime, qui permet de concilier piété et divertissement.
 

Louis XIV vieux

Louis XIV- DR
 
Le roi, qui s’est installé à Versailles dès 1682, n’assiste plus aux cérémonies parisiennes de la Sainte-Chapelle ni de Notre-Dame, mais se montre assidu aux offices privés - donnés dans le Salon d’Hercule du nouveau château avant l’achèvement de la chapelle, en 1710. Traditionnellement, la charge très lourde de maître de chapelle royal était divisée en quatre quartiers (sortes de trimestres), attribués chacun à un musicien différent.
Cependant, en 1715, c’est Michel-Richard Delalande, surintendant du roi, qui cumule tous les quartiers : à cette époque, Delalande se consacre surtout à la révision de ses œuvres, notamment de ses grands motets (psaumes en latin pour solistes, orchestre et chœur), ce qui montre une certaine désaffection de la cour pour ce genre ostentatoire. Celui-ci triomphera à nouveau à partir de la fondation du Concert spirituel à Paris, en 1725 – mais l’œuvre sacrée emblématique des dernières années du Roi-Soleil est d’un format beaucoup plus modeste et relève davantage du petit motet (pour un à trois solistes avec continuo).
Sans doute composées entre 1713 et 1715 pour les « dames religieuses » du couvent de Longchamp, les Trois leçons de Ténèbres pour le Mercredi saint de François Couperin ont connu une vogue immédiate qui se perpétue aujourd’hui.
 
Dans le rite tridentin, l’Office des Ténèbres se déroule les trois derniers jours de la semaine sainte (le jeudi, le vendredi et le samedi de Pâques), lors des matines et laudes, c’est-à-dire fort tôt le matin, avant le lever du soleil. La cérémonie donnait lieu à un apparat théâtral, inspiré du rite juif : un chandelier triangulaire à quinze bougies (onze pour les apôtres fidèles, une pour chacune des trois Marie, la dernière représentant le Christ) éclairait seul la chapelle ; on éteignait une bougie après la lecture de chacun des quatorze premiers psaumes, puis l’on cachait le chandelier derrière l’autel, plongeant l’assistance dans la pénombre – de façon à évoquer la crucifixion. Enfin, après avoir entonné le Miserere, l’on ramenait le cierge restant, afin de signifier la résurrection du Messie.
Chaque office était divisé en trois nocturnes (comptant chacun trois « leçons », ou lectures de textes sacrés), le premier de ceux-ci étant voué à la récitation des Lamentations de Jérémie, dans lesquelles le prophète pleure la destruction du temple de Jérusalem et la déportation des Juifs à Babylone. L’Office des Ténèbres comprenait donc neuf Leçons sur les Lamentations, qui inspirèrent nombre de compositeurs.
En France, la vogue s’en répandit dès le XVII°, donnant lieu à des partitions mémorables de Bouzignac, Lambert, Charpentier et Delalande, entre autres. Cet office se transforma peu à peu en véritable événement mondain : les chanteurs d’opéra (qui n’avaient pas le droit de se produire durant le Carême) finirent même par s’en emparer et, puisque l’on ne pouvait attendre du public laïc qu’il soit debout dès l’aube, on prit l’habitude de déplacer l’office à la veille des jours prescrits – soit le mercredi, le jeudi et le vendredi saints.
 

François Couperin © DR

Couperin déclara avoir composé les neufs Leçons réclamées par le corpus, mais seules celles du mercredi nous sont parvenues.
Il les réserva à un très simple effectif : les deux premières sont pour une seule voix et basse continue, la dernière pour deux voix et basse continue. Puisqu’elles étaient d’abord destinées à des religieuses, ces Leçons furent écrites pour « dessus » (soprano), mais Couperin précisa qu’elles pouvaient être transposées pour « toutes autres espèces de voix ». La distribution choisie n'était pas alors inédite dans le cadre des Leçons de ténèbres (celles de Lambert et de Charpentier, notamment, adoptent le même dispositif), mais la proximité avec l'auditeur que créée Couperin, ce ton de confidence d’un narrateur près de vous conter une merveilleuse histoire, lui appartient en propre.
 
Les trois Leçons sont de format comparable : chacune dure entre dix et quinze minutes et comporte quatre ou cinq versets en latin, introduits par des lettres hébraïques (Aleph, Beth, Gimel, etc.). Les "lettres" donnent lieu à des vocalises extatiques et langoureuses, envols ascendants et/ou descendants en spires chantournées, juste assez développées pour enflammer l'imagination, pas assez pour interrompre la "lecture" proprement dite. Les versets sont chantés sur le mode de l'arioso, tantôt proche de la déclamation (du récit) proprement dite, tantôt proche de l'aria, dotée d’une carrure plus régulière et procédant à la répétition de mots ou de vers entiers. De multiples ornements très labiles (mordants, appoggiatures, trilles) s'insèrent à la phrase, sans jamais, là non plus, l'entraver - c'est un trait propre au XVIII°- tandis que de fréquents effets rhétoriques - un trait plus propre au XVII° - soulignent certains mots-clefs ("gementes", amaritudine" dans la Leçon I). Le rythme pointé, si typique du "genre français", innerve généralement le discours, même si celui-ci se plie parfois à un lyrisme, voire à un concitato ("esprit agité") plus italiens. La basse continue propose une simplification harmonique du discours chanté (comme Aaron rationalisant la pensée de Moïse!) mais peut parfois l'enrichir, lui ajouter une dimension, en intensifier la tonalité affective (la passacaille chromatique sur le vers "Recordata est" de la Leçon II). Dans la Troisième Leçon, l'emploi des deux voix se fait avec la même souplesse et la même liberté, sans aucun esprit de système : dans les lettres, les deux dessus vocalisent le plus souvent en imitation ; au cours des versets, ils peuvent alterner, se rejoindre à la tierce, se répondre en se répartissant des fragments de vers ou imiter l'unanimité d'un choeur ("Attendite et videte").
 
La concentration, la tonalité rêveuse de ce corpus, son mélange de profondeur et de grâce en ont fait l'emblème absolu du genre des Ténèbres, au point que lorsqu'on évoque aujourd'hui ce dernier, c’est à Couperin que l’on songe.

Une bonne dizaine de versions est disponible en CD, notre préférée restant celle du Concerto vocale (Jacobs/Darras/Christie, Harmonia Mundi, 1982).
 
En Allemagne
Agé de trente ans - comme ses « jumeaux » Haendel et Domenico Scarlatti -, Jean-Sébastien Bach est alors en poste à la cour du duc de Saxe-Weimar. D’abord simple organiste de la chapelle du château de Weimar (de 1708 à 1714), il est nommé Concertmeister de la cour le 2 mars 1714 : ses nouvelles responsabilités impliquent notamment la composition d’une cantate sacrée chaque mois, rite auquel il va sacrifier jusqu’en décembre 1716. Lors de ses précédentes affectations (à Arnstadt puis Mülhausen), Bach n’avait pu donner libre cours à son souhait « d’exécuter avec plaisir une musique sacrée bien réglée ». Sa production pour la chapelle ducale de Weimar représente un premier épanouissement dans ce genre, ainsi qu’une véritable période de transition stylistique.
 

Jean-Sébastien Bach DR

Même si, aujourd’hui, les œuvres vocales les mieux connues de Bach (les deux grandes Passions conservées, la Messe en si mineur et les deux tiers de ses cantates sacrées) datent de son affectation à Leipzig, en 1723, les œuvres de la période de Weimar comptent parmi les plus attachantes. Tandis que les opus de Leipzig campent un compositeur sûr de ses moyens, tenté par un certain « classicisme » formel, voire l’abstraction apollinienne, ceux écrits à Weimar manifestent un goût prononcé pour l’expérimentation et une sorte d’ « expressionnisme » baroque. 
De ces années-là, nous avons conservé une bonne vingtaine de cantates, dont sept datent sans doute de 1715.
Certaines d’entre elles restent attachées à la tradition de l’Allemagne du Nord (celle de Buxtehude, Weckmann, Bruhns et autres Tunder) par leur format intime, leur distribution réduite, leur instrumentarium (violes et flûtes à bec, par exemple) et, surtout, leur structure en brèves sections enchaînées, melting pot d’extraits bibliques faisant la part belle aux formes intermédiaires (l’arioso, notamment, ni air, ni récit) : tel est le cas de « Komm, du süße Todesstunde/Viens, douce heure de la mort », BWV 161, si proche du célèbre Actus tragicus de 1707.  
La cantate-choral, dont plusieurs sections citent  la mélodie d’un choral luthérien connue de tous les fidèles, s’épanouit avec une incroyable inventivité : dans “Barmherziges Herze der ewigen Liebe/Coeur miséricordieux de l’amour éternel“, BWV 185, par exemple, si le choral n’est entièrement chanté qu’à la fin, il « hante », à la façon d’une inconsciente réminiscence, tous les morceaux musicaux (lesquels adoptent chacun une coupe différente : duo en imitation, air sans da capo, rondo) ; tandis que dans « Der Himmel lacht! Die Erde jubilieret /Le ciel rayonne ! la terre jubile ! », BWV 31, introduite par un vaste motet pour chœur et orchestre, il se dissimule au troisième plan d’un air pour soprano et hautbois obligé.
Enfin, le modèle italien, privilégiant l’alternance du récitatif et des airs da capo pour solistes, fait une forte percée, notamment dans « Bereitet die Wege, bereitet die Bahn! /Préparez les chemins, préparez la voie ! », BWV 132, dont chaque section fait briller un instrument concertant différent.
Les pages les plus typiques de cette période « expérimentale » de la carrière de Bach parviennent à concilier le modèle « traditionnel » de la cantate-choral allemande et le modèle « moderne » de la cantate à l’italienne : parmi celles-ci, l’on peut citer « Nur jedem das Seine/A chacun selon son dû » BWV 163, qui comprend un rare air pour basse et deux violoncelles obligés, et la ludique BWV 165, « O heilges Geist- und Wasserbad /Ô, saint baptême d’eau et d’esprit », sur un poème du librettiste de cour Salomon Franck, aux figurations musicales presque opératiques et aux récitatifs extrêmement animés.  

Du point de vue discographique, pas d’hésitation : l’intégrale des cantates gravée à partir du début des années 1970 par Gustav Leonhardt et Nikolaus Harnoncourt (Teldec) s’impose toujours par sa ferveur.
 
En Italie
Trichons un peu : ce n’est pas en 1715 mais un an plus tard que Vivaldi donne Juditha triumphans devicta Holofernis barbarie, RV 644, ouvrage parfois qualifié de « meilleur opéra » du Prêtre roux, second et unique oratorio à nous être parvenu des quatre qu’il composa. Opéra et oratorio diffèrent peu dans l’Italie de l’époque : tous deux font surtout appel aux formes de l’aria et du récitatif, mais si l’opéra se subdivise le plus souvent en trois actes, l’oratorio ne compte que deux parties (entre lesquelles s’intercale le sermon du jour), est, a priori, destiné à l’église et non au théâtre, ne réclame aucune mise en scène et privilégie les sujets sacrés ; enfin, son livret est parfois rédigé en latin. Ce qui est le cas de celui de Juditha, texte allégorique faisant allusion à des événements récents : le conflit opposant les Turcs à Venise et ses alliés européens qui, en août 1716, viennent de reconquérir l’île de Corfou.
 

Antonio Vivaldi DR
 
Rappelons l’anecdote sacrée ayant présidé à l’oratorio : sur l’ordre du roi de Babylone Nabuchodonosor, le général assyrien Holopherne assiège la cité juive de Béthulie, qu’il accule à la famine ; l’une des habitantes de la ville, Judith, une riche veuve, décide de se rendre dans le camp ennemi, sous ses plus beaux atours ; là, elle séduit Holopherne, l’enivre et, durant son sommeil, lui tranche la tête, libérant ainsi la cité. Ces personnages bibliques servent de symboles à Giacomo Casseti, auteur du livret crypté de Juditha, qui en donne les clefs suivantes : Judith représente Adria (Venise), assistée de sa servante Abra (la Foi), Béthulie, c’est l’église chrétienne, Holopherne le sultan ottoman, assisté de son général, l’eunuque Vagaus (Bagoas), tandis que le Grand-Prêtre Ozias représente le pape.
 
Œuvre de circonstances et sans doute de commande, Juditha, privée de la scène, va se parer des plus grandes séductions musicales, permises par le cadre auquel elle est destinée - l’Ospedale della Pietà, hospice ou refuge pour demoiselles de bonnes familles, qui y reçoivent à la fois gite, couvert, enseignement religieux et formation musicale. Cette dernière si poussée et si performante qu’à l’instar des trois autres hospices vénitiens, la Pietà, au cours de la première moitié du XVIII°, devient renommée pour la qualité de ses concerts : on y court en foule des quatre coins de l’Europe – surtout depuis que Vivaldi est devenu, en 1704, maître de violon de ces dames, avant d’assumer, dix ans plus tard, le rôle (si ce n’est le titre) de maître de chapelle et de compositeur officiel de l’institution !
 
Contrairement à ce qui a lieu sur les scènes lyriques privées, Vivaldi peut donc faire appel à des artistes d’un immense talent, sans avoir à les payer ni à ménager leur susceptibilité. Comme il économise aussi sur les frais de représentation, qu’il dispose d’une multitude de virtuoses et que celles-ci, toutes féminines, ne peuvent s’afficher aux yeux des profanes (elles chantent et jouent de leurs instruments derrière un voile de tulle), le Prêtre roux peut et doit tout miser sur la partition.
 
L’instrumentarium de Juditha apparaît ainsi d’une somptuosité et d’une variété dont les scènes lyriques n’offrent alors que peu d’exemple : outre les cordes et le continuo traditionnels, on y entend deux flûtes à bec (« Umbrae carae »), deux clarinettes - instrument alors tout récent (« Plena nectare »)-, un hautbois solo (sensuellement enlacé à l’orgue dans « Noli, o cara » d’Holopherne), quatre théorbes (« O servi, volate ») et deux belliqueuses trompettes (dans le fracassant chœur d’ouverture). Mais aussi des instruments plus rares ou passés de mode, que l’on ne touchait plus guère qu’à la Pietà et que Vivaldi associe volontiers au personnage de Judith : le nostalgique chalumeau (imitant la tourterelle palpitante dans « Veni, me sequere »), la viole d’amour (« Quanto magis generosa »), la mandoline désolée (« Transit aetas ») et un consort de viole all’inglese, aux cordes doublées, qui auréolent la prière faite au Créateur avant l’acte fatidique.
 
Vivaldi a aussi constitué sa distribution vocale en fonction de ses propres préférences, faisant de son héroïne une profonde contralto (comme Holopherne et le Grand-Prêtre Ozias) et de l’eunuque Vagaus une soprano (comme la servante Abra). Extrêmement riche et travaillée, sa partition (dont l’ouverture a été perdue) compte vingt-et-une arias, six chœurs mais aucun ensemble (duo, trio). Sept des airs sont confiés à Judith, six (dont deux avec chœur) à Vagaus et quatre respectivement à Holopherne et Abra. La plupart adoptent le da capo (pas tous, cependant : « O quam vaga » et « Non ita reducem » privilégient la forme bipartite) et aucun n’est négligeable. On a déjà cité les plus frappants par leur orchestration, mais il faut aussi remarquer le tempétueux « Agitata infido flatu » (imitant l’hirondelle ballottée par l’orage), le sinistre « air de sommeil » au rythme pointé préludant au meurtre (« In somno profundo ») et la spectaculaire scène de fureur de Vagaus y faisant suite (« Armatae face »).
Après son exhumation par Angelo Ephrikian dans les années 1950, l’œuvre, à l’époque moderne, a connu un tel succès qu’elle fut adaptée à la scène (par exemple, lors de la production Baldi/Malgoire de Tourcoing en 1985, reprise à l’Opéra-comique et à Lille) et enregistrée une douzaine de fois.
 
On conseille particulièrement les gravures de Vittorio Negri (Philips, 1974) et d’Alessandro de Marchi (Naïve, 2000).
 
Olivier Rouvière

(1) L’Année 1715 – A l’Opéra : www.concertclassic.com/article/lannee-1715-en-musique-1-lopera
 
Portrait François Couperin @ DR

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