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Le Château de Barbe-Bleue et La Voix Humaine selon Krzysztof Warlikowski au Palais Garnier – Filigranes secrets – Compte-rendu

Durant chacun trois bons quarts d’heure, Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók et La Voix humaine de Francis Poulenc sont deux opéras en un acte dont la programmation pose toujours un casse-tête : avec quel autre ouvrage du répertoire  les afficher, pour remplir la durée normale d’un spectacle, sans donner l’impression d’un assemblage (trop) hétéroclite ? L’Opéra de Paris a trouvé la solution, solution si évidente qu’il est étonnant qu’on n’y ait pas songé plus tôt : les représenter l’un et l’autre dans la même soirée. Pas au fil d’une simple juxtaposition, coupée par l’entracte habituel ! Mais d’un seul tenant, selon une continuité théâtrale logique, tel un diptyque aux deux volets solidaires.

© Bernd Uhlig
 
Encore fallait-il trouver le metteur en scène capable de discerner les fils communs, les filigranes secrets qui courent d’un opéra à l’autre, et les apparentent sans les assimiler. Le Polonais Krzysztof  Warlikowski est l’homme de la situation. Comme l’ont montré naguère son Iphigénie en Tauride de Gluck (au Palais Garnier), sa Médée de Cherubini (à La Monnaie de Bruxelles, puis au Théâtre des Champs-Elysées) ou sa Lulu d’Alban Berg (à Bruxelles, avec la soprano canadienne Barbara Hannigan, déjà), il sait nourrir mythes et légendes des obsessions de notre temps, reconstruire pour chaque personnage un itinéraire antérieur de désirs et d’angoisses, une charge intérieure de tourments et de frustrations qui en font notre contemporain. Ainsi, ce soir, l’opéra de Bartók et la tragédie lyrique de Poulenc illustrent l’échec de l’Homme et de la Femme à se rejoindre dans l’amour, leur enfermement réciproque, et retracent les tribulations du Couple, sa défaite, à deux moments-clés de son histoire — celui de l’union (Le Château de Barbe-Bleue) et celui de la séparation (La Voix humaine). Autant dire qu’on ne sortirait pas indemne de ce spectacle-choc et de son pessimisme absolu, si la musique, servie par des solistes magnifiques, un orchestre en état de grâce, et un Esa-Pekka Salonen à la battue implacable, n’offrait une jouissance esthétique consolatrice.
 
Le Château de Barbe-Bleue, d’abord. Le livret, du poète hongrois Béla Balázs, s’inspire du conte de Perrault et de la pièce de Maurice Maeterlinck, Ariane et Barbe Bleue. Sombre demeure sans fenêtre, aux sept portes closes, ce château-prison est le reflet de la personnalité murée de son propriétaire. Pierre Boulez, qui a souvent dirigé l’œuvre en concert, l’a enregistrée à deux reprises, pointe bien la difficulté et l’enjeu de la représentation : « Ce qui est passionnant, mais difficile à montrer, c’est le changement des rapports entre Barbe Bleue et Judith, l’évolution psychologique qui est déclenchée par la vue des portes, les portes en elles-mêmes n’étant pas très intéressantes ! »

© Bend Uhlig

Cette évolution psychologique, ce jeu du chat et de la souris, cette lutte d’influence sournoise, la mise en scène de Krzysztof Warlikowski les règle magnifiquement, de manière charnelle, quasi animale, nous rappelant qu’il s’agit d’une nuit de noces, et qu’entre la quatrième et la cinquième porte, le septième ciel s’ouvre aux deux amants. Depuis son entrée dans le château, la Judith d’Ekaterina Gubanova affiche d’ailleurs une démarche aussi agressive que la couleur vert-pomme de sa robe. Mais cette assurance, qui triomphe des réticences de Barbe-Bleue (John Relyea) à lui livrer les clés de son domaine, vacille à l’ouverture de la cinquième porte, même si elle lui arrache un contre-ut — émerveillement, surprise ? Renforcé par un orgue, l’orchestre déploie tous ses pupitres pour célébrer la richesse du royaume de Barbe-Bleue — en fait, un jouet dérisoire, une boule de verre que le héros manipule puérilement.
 
Pour Krzysztof Warlikowski, Barbe-Bleue reste inconsolable des blessures mystérieuses de son enfance ; son âme solitaire comme les murs de son château ne cessent de saigner. Il ne recherche dans l’amour qu’une diversion improbable, un dérivatif incertain. Un désenchantement croissant s’empare de Judith, et la conduit, à la dernière porte, à se résigner, et rejoindre les trois épouses précédentes de Barbe-Bleue, vivantes mais recluses —  reines mages vouées à une adoration muette. La musique de Bartók abandonne alors ses fastes multicolores pour plonger dans les ténèbres des cordes graves, et s’éteindre comme elle avait commencé, sourdement.
 
De ce noir, du fond du plateau désencombré des vitrines coulissantes du précédent décor, surgit la Femme de La Voix humaine, revolver au poing. Comme échappée, rescapée du château de Barbe-Bleue. Prodigieuse, fabuleuse, ensorceleuse Barbara Hannigan (photo), qui, étendue à terre ou debout, assise ou pelotonnée, forte ou anéantie, lucide ou dévastée de chagrin, va nous tenir en haleine une heure durant. Et sans téléphone, devenu superflu ! Sans autre accessoire que ce  revolver  — « Je ne saurais pas acheter un revolver, tu ne me vois pas achetant un revolver » confie-t-elle, dans un mensonge au deuxième degré devenu la vérité. Et sans autre alibi à son monologue que « ces courtes phrases de Cocteau si logiques, si humaines, si chargées d’incidences » comme l’écrivait Poulenc à Aragon.
Krzysztof Warlikowski  prend à la lettre le texte de Cocteau, son récit d’un meurtre à distance, d’un crime parfait. Et le restitue intégralement, rétablissant l’« épisode du chien », qu’à la demande de Denise Duval, créatrice de l’œuvre, Poulenc avait retranché. Mieux qu’un dialogue à une voix ou un soliloque entre deux correspondants, La Voix humaine devient une scène de la folie. Hallucinante et hallucinée. Sur la corde raide du plus poignant suspens. Pour respecter ce suspens, on ne révélera pas le retournement final, qui abat ce dessous des cartes que suggère la musique de Poulenc, entre « valse triste » et « flash de jazz band ». Mais l’accord final n’a jamais retenti d’un claquement aussi tragique.
   
D’une intensité et d’une invention exceptionnelles, ce spectacle avait commencé par un étrange prologue muet. Devant le rideau de scène, Barbe-Bleue, frac et cape noirs, exécute comme au cirque ou au music-hall des numéros de prestidigitation traditionnels — lapin sorti d’un chapeau, colombe s’envolant d’un nid de foulards. Rétrospectivement, on se dit que cet exergue avait pour Krzysztof Warlikowski valeur d’emblème, de paraphe. Tout metteur en scène est un illusionniste qui métamorphose les vérités, fait surgir des livrets et de la musique des révélations à la fois insolites et évidentes, inattendues et pourtant pressenties. On est impatient de découvrir les prochains tours du magicien Warlikowski.
 
Gilles Macassar

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Bartók : Le Château de Barbe-Bleue / Poulenc : La Voix humaine – Paris, Palais Garnier, 23 novembre, prochaines représentations les 27, 29 novembre, 2, 4 , 6, 8, 10, 12 décembre 2015 / www.concertclassic.com/concert/le-chateau-de-barbe-bleue-la-voix-humaine
 
En différé sur France Musique, le 19 décembrre
En direct sur Mezzo et Mezzo Live HD, le 10 décembre  

Photo © Bernd Uhlig

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