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Le Lac des Cygnes de Noureev par le Ballet de l’Opéra de Paris - Sans fond, sans fin - Compte-rendu
Décidément, l’idée a fait fortune : depuis 1895, date à laquelle, à Saint-Pétersbourg, la musique de Tchaïkovski trouva enfin chorégraphes à sa mesure, avec Petipa et Ivanov, ce conte sinistre, né d’angoissantes croyances venues du froid et devenu un ballet culte, a connu d’innombrables avatars. L’idée majeure en est toujours sortie indemne: celle de l’évolution des formes de l’être humain, ici devenu cygne par la noire volonté d’un magicien qui joue avec les apparences, et que seul un amour vrai peut libérer de ses entraves. Du cygne aimé de Lohengrin à Odette-Odile, la reine des cygnes aux deux plumages, le même climat inquiétant.
Presque tous les chorégraphes, durant plus d’un siècle, ont ensuite repris le ballet initial pour y glisser leurs propres fantasmes. Les russes ne furent pas les moindres, de Lavrovski à Bourmeister et Noureev dont la version faite pour l’Opéra de Paris en 1984, n’a cessé d’y régner : à juste titre. Car il s’agit de la plus belle, de la plus profonde réalisation du danseur, lequel, on l’a souvent dit, ne fut pas un bon chorégraphe. Mais il avait baigné dans cette chorégraphie, dès l’enfance, et après l’avoir portée toute sa vie, il lui a ajouté son propre drame, celui de la solitude de l’être trop beau et trop puissant, toujours en quête d’infini.
Si cette pénétration au cœur d’un tourment auquel le prince n’échappe qu’en tombant amoureux d’un être aussi prisonnier que lui, et donc inaccessible, n’atteint pas à la profondeur déchirante de la version de John Neumeier, qui seul sut en rendre la violence désespérée, il n’en demeure pas moins que l’art avec lequel Noureev a élagué quelques éléments inutiles, dont le bouffon, et étoffé le personnage du prince en de difficiles soli, ajoute une intensité nouvelle au déroulement de l’histoire. Sachant que les variations de la princesse-cygne, considérées comme sacrées, n’ont pas été modifiées car elles constituent l’acmé chorégraphique du Lac, au même titre que les évolutions des longs oiseaux blancs qui donnent aux corps de ballets mondiaux l’occasion de faire valoir la beauté de leurs lignes et la cohésion de leur ensemble.
© Ann Ray / Opéra nat. de Paris
Une nouvelle fois, donc voici les étoiles parisiennes en piste, pour ce ballet emblématique à la fois des bases classiques de la danse et de son évolution, subtilement accomplie ici, et toujours dans le cadre somptueusement glacial conçu par Ezio Frigerio, auquel le pastel des costumes diaprés de Franca Squarciapino, ajoute une grâce raffinée. Certes la troupe de l’Opéra ne compte pas de danseurs à l’aura aussi immense que celle des Plissetskaïa et Oulanova qui marquèrent le rôle en Russie, et d’une Chauviré ou d’une Pontois en France, mais l’arrivée en piste de personnalités aussi délicates que celle de Ludmilla Pagliero, argentine devenue étoile à Paris surprend agréablement.
Face à un Mathias Heymann dont la personnalité un peu incolore s’est aujourd’hui étoffée, alors qu’il garde une batterie incomparable, la ballerine a déployé des bras qui sont les plus beaux de l’opéra, glissé dans ses plumes avec une grâce immatérielle et surtout offert des visages contrastés, notamment dans le dernier tableau où sa personnalité, sous l’emprise du drame, se trouvait comme libérée, ses bras ondulants en une sorte de folie désespérée. Tandis que son Odile -la fameuse silhouette perverse en tutu noir - avait manqué d’un rien de férocité. Déployant sa cape maléfique autour des héros, Alessio Carbone en Rothbart, impressionnait par l’ampleur et l’autoritaire précision de ses gestes.
Nombreuses seront ici les ballerines de l’Opéra qui relèveront ce grand défi d’un rôle extrêmement difficile dans tous ses aspects, de la glamoureuse Aurélie Dupont à Emilie Cozette, ainsi que plusieurs premières danseuses. Avant que vienne la surprise finale de cette série, la prise de rôle d’une jeune femme qui n’est à ce jour que sujet, la coréenne Sae Eun Park, admise en 2013 dans le corps de ballet de l’Opéra. On a pu juger de la finesse et de la délicate précision d’une danse orfévrée dans le récent Chant de la Terre à l’Opéra, où elle était à elle seule un pur poème.
Quant au corps de ballet, où bien évidemment la danseuse est ici reine, on a admiré, à quelques détails près, la cohésion de ses battements d’ailes et la beauté de tracés parfaitement réglés Mais la musique de Tchaïkovski n’est pas que frémissements angoissants sur fond de glace morbide, elle est aussi empreinte d’une vigueur joyeuse, dans les passages dévolus à la cour, et là, les garçons ont fait montre d’une ardeur convaincante, tout comme l’orchestre de l’Opéra, plus concerné et concentré qu’il ne l’est souvent en cas de soirée de ballet. Il est vrai qu’il était mené par une nouvelle baguette, vibrante et souple, celle de l’américain Garrett Keast, qu’on ne demande qu’à suivre.
Jacqueline Thuilleux
Le Lac des Cygnes ( Tchaïkovski/Noureev) – Paris, Opéra Bastille, représentation du 16 mars 2015, prochaines représentations les 19, 23, 24, 27, 30 mars et les 1er, 2, 6, 8, 9, avril 2015. www.concertclassic.com/concert/le-lac-des-cygnes-noureev
Photo © Ann Ray / Opéra national de Paris
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