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Le Rouge et le Noir, ballet de Pierre Lacotte à l’Opéra de Paris – Le grand style – Compte-rendu
Il y a eu le bel canto, que l’on célèbre comme un phénomène passé, car qui s’aviserait aujourd’hui d’écrire à la manière de Donizetti ou Bellini, et il y a toujours la belle danse, heureusement vitalisée par des créateurs qui savent encore ajouter leur griffe à ce mode d’expression très codé, certes, mais que l’époque sait ouvrir sur plus d’expressivité : rarement, il faut l’avouer. Mais des Cranko, des Mac Millan, des Neumeier ont su renouveler l’héritage de façon marquante. Pierre Lacotte, dont la très riche carrière n’en finit pas de rebondir, est de ceux là, et en mettant en pas le difficile et tumultueux Le Rouge et le Noir, d’après Stendhal, il ajoute un grand et somptueux vrai ballet – et non une pièce, comme l’on dit souvent aujourd’hui – au répertoire de l’Opéra de Paris. Et ne dénature pas l’esprit du roman culte, même s’il a dû le resserrer pour ne pas en faire un ballet fleuve, et surtout parce que la danse ne peut tout dire, même si ce qu’elle dit est parfois plus éloquent que les mots, dans le domaine de l’émotion.
Amandine Albisson (Madame de Rênal) & Stéphane Bullion (Monsieur de Rênal) © Svetlana Loboff - OnP
Revoilà donc Pierre Lacotte replongé dans son époque de prédilection, le romantisme. D’innombrables créations de styles variés ont jalonné son parcours, depuis son enfance dans cette maison Garnier qu’il aime tant, mais son nom reste pour toujours accolé à celui de Philippe Taglioni, dont en 1971, il fit revivre La Sylphide, incarnée par une interprète idéale, sa muse et épouse Ghislaine Thesmar. D’abord sur les écrans de télévision puis portée sur la scène de l’Opéra, la recréation, obtenue au terme d’années de recherche dans les documents d’époque, fut un évènement comme il en est peu dans les annales de la danse classique. Et toutes ces belles dames étoiles qui comme Aurélie Dupont et Elisabeth Platel, maintiennent aujourd’hui la tradition, incarnèrent cette fragile Sylphide, emblème du ballet romantique qui cristallisa avec sa danse en apesanteur et ses chaussons éthérés, les rêves des poètes d’alors, comme la Malibran le fit pour le bel canto.
Avec Le Rouge et le Noir, c’est par une autre porte qu’il nous fait pénétrer dans les années 1830, celle du drame, d’une société corrompue, de passions violentes sous des dehors rigides. Finies les petites ailes qui faisaient rêver d’amours idéales. Voici la vraie vie, sur laquelle Stendhal a promené son scalpel, et que Lacotte montre avec son pinceau. Car c’est lui-même qui a dessiné, à partir de gravures anciennes – et aidé pour leur réalisation par Jean-Luc Simonini et Xavier Ronze – les grandioses décors, les fabuleux costumes qui illuminent de leur beauté, de leur grâce, la misère et la vanité humaines. Uniformes rutilants, corsets et volants, jupons qu’il aime à faire tournoyer, habits masculins d’une élégance exquise, tout le décor est planté sur fond d’architectures ornementées, mais pour lesquelles Lacotte a eu l’excellente idée de peu jouer sur les dorures, qui tueraient les couleurs des costumes.
Et là, le narratif montre ses formes : l’art du récit chorégraphié, qui a survécu malgré les conceptualisations du XXe siècle, est manié avec habileté, comme le firent Cranko, Mac Millan et Neumeier. Finis les contes, voici les drames : on songe à Onéguine, à La Dame aux Camélias. Pour la trame musicale, contrairement à Uwe Scholz qui lui, avait préféré Berlioz pour son propre Rouge et Noir en 1988, Lacotte a choisi Massenet, comme le fit McMillan pour Manon, ce qui donne une tonalité nostalgique à une histoire qui est surtout violente. Mais la construction de l’ensemble, surtout dans les deux premiers actes, est d’une grande force, car rien dans le roman ne se joue en délicatesse. Tout est affrontement, du fait de la personnalité sombre du héros et de la dureté du monde qu’il veut conquérir, qu’il soit provincial ou parisien. Très vite, dans le premier tableau, lorsqu’il saisit la main de Madame de Rênal, on est captivé. Et commence une succession de pantomimes aussi fortes que subtiles, de figures classiques mais revisitées par une véritable frénésie dans les portés, les tournoiements, qui créent d’emblée un climat de tension. On n’oubliera pas le superbe duo dans la chambre de Madame de Rênal, qui lutte contre sa passion, puis y cède avec de folles envolées. Quant à Sorel, il est campé comme un être aussi violent que volontairement froid, avec des gestes précipités, qui l’isolent des autres personnages.
© Svetlana Loboff — OnP
Si le premier acte émeut et séduit, le dernier, en revanche, est moins réussi. Au second, les scènes filmées, chevaux galopant dans la campagne, projetées pour évoquer la montée de Julien à Paris, sont bien venues, le décor de rêve, les danses de salon étincelantes dans leur étalage social, mais les personnages sont campés avec moins d’éloquence, à commencer par Mathilde de la Mole (histoire d’interprétation sans doute aussi), tellement moins attachante que Madame de Rênal, et ses rapports avec ses parents, assez édulcorés. Il est vrai que le récit de Stendhal fourmille de détails et de péripéties que la danse ne peut expliciter, d’où au dernier acte ces tombers de rideaux pour scander les différents tableaux, qui coupent un peu le fil de l’émotion. Mais l’ellipse a du bon, et Lacotte nous fait grâce de la tête de Sorel, que Mathilde recueille après son exécution. Détail macabre qui ajoute à la force terrible du roman mais peut devenir exagéré sur scène. Et puis, Massenet n’est pas Richard Strauss…
Affaire d’interprétation, justement : si les pages de Massenet ont été dirigées avec vigueur par Jonathan Darlington, menant un Orchestre de l’Opéra un soupçon pointu, les danseurs ont réservé bien des surprises : à commencer par le héros, magnifiquement incarné par Matthieu Ganio, à la beauté et l’élégance réputés (un rien trop pour Sorel peut-être), pendant ... quelques minutes. Le rôle avait été écrit pour lui par Lacotte, dont il fut l’un des meilleurs James, l’amoureux de la Sylphide, et la surprise fut grande, alors qu’il avait à peine esquissé sa première variation, avec quelque faiblesse dans un tour en l’air, de voir arriver sur scène la puissante silhouette de Florian Magnenet, premier danseur, lequel avait d’ailleurs répété le rôle tout l’après-midi. D’où pour ce dernier un fatigue certaine, qu’il n’a pas accusée heureusement, le danseur apparaissant de plus en plus comme une des figures fortes du Ballet de l’Opéra. Beau, sombre, viril, il a donné jusqu’au bout l’image d’un homme emporté par ses démons, avant que la fragilité de Ganio n’ait trop marqué le personnage.
Autre surprise majeure, la magnifique incarnation d’Amandine Albisson, dont on sait les beaux écarts et les beaux pieds, mais sans toujours émouvoir : en Madame de Rênal, et sans doute sous l’influence de Ghislaine Thesmar, qui veillait, elle a montré une grâce déchirée, une douceur brûlée proprement magnifiques. Une grande étoile est apparue là, alors qu’on n’avait vu jusqu’ici qu’une brillante virtuose. Pas de surprise en revanche avec Stéphane Bullion, dans le court rôle de Monsieur de Rênal : la largeur de ses sauts, la rigueur de son parcours ont été saisissants. Et si Myriam Ould Braham a un peu forcé sur le caractère arrogant de Mathilde de la Mole, figure fort peu sympathique, Valentine Colasante a donné au personnage d’Elisa, par qui le drame se précipite, une densité et un éclat inattendus.
Réussite assurément que cette tragédie sans espoir, qui a offerts des moments éblouissants, à la beauté étreignante et permis à un de nos grands créateurs, Pierre Lacotte, d’en rejoindre un autre, Stendhal. Le presque nonagénaire, dont la nouvelle création, fruit d’un énorme travail et de beaucoup de passion, a dû être longtemps reportée, a pu donner le meilleur de lui-même, au cœur d’un lieu qu’il chérit et d’une époque qu’il a su décrypter comme personne. Mission accomplie.
Jacqueline Thuilleux
Palais Garnier, le 16 octobre ; prochaines représentations les 19, 20, 21, 23, 24, 27, 28, 29, 30, octobre, les 2, 3, 4 novembre 2021. www.operadeparis.fr
Photo © Svetlana Loboff - OnP
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