Journal
Léo Warynski et les Métaboles, d’Alfred Schnittke à Bernard Cavanna – Au ciel et sur la terre – Compte-rendu
En concert comme au disque, Léo Warynski et ses Métaboles nous gâtent ! On a retrouvé le chef et ses choristes aux Rencontres musicales de Vézelay, le 25 août dernier, pour ce qui constituait leur première apparition dans le cadre de la manifestation en tant qu’ensemble associé à la Cité de la Voix (jusqu’en 2025) ; un rendez-vous d’autant plus impatiemment guetté que les Métaboles se présentaient en grand effectif dans un programme comprenant l’une des réalisations chorales les plus extraordinaires de la fin du dernier siècle : le Concerto pour chœur d’Alfred Schnittke. La partition n’aura eu que plus d’impact placée comme elle l’était au terme d’un programme (intitulé « Symphonie chorale ») savamment agencé tel que Léo Warynski les affectionne.
© Vincent Arbelet
Kaléidoscope d’images
Le motet Spem in alium à 40 voix de Thomas Tallis ouvre la soirée : prise de possession de l’immense espace de la basilique par le chœur (disposé en cercle sur la scène pour ce morceau), d’autant plus saisissante pour l’auditeur que Warynski manifeste d’emblée toute sa maîtrise d’un matériau sonore que l’oreille a la sensation de palper. Dans sa pleine expansion, comme dans son expression la plus infinitésimale : on le mesure avec le Tutto in una volta de Francesco Filidei (1973), pièce de 2020 sur un poème de Nanni Balestrini (où l’écrivain joue sur la fragmentation, le mot, la syllabe : une manière de retour, dans l’Italie des années 60, à ce que Marinetti et ses compères futuristes (1) ont offert avant la première guerre mondiale, en revendiquant une démarche non moins anti-bourgeoise) au cours de laquelle, selon Filidei, la musique accompagne le texte « en enchaînant des séries d’accords qui font muter légèrement la couleur à chaque instant dans un kaléidoscope d’images. » Processus que Warynski et ses choristes traduisent et poétisent avec un confondant art de la nuance infime ... du presque-rien ...
Mahler métamorphosé par Gérard Pesson
Changement de climat avec la transcription par Gérard Pesson du fameux Adagietto de la 5ème Symphonie de Mahler. Il s’agit ici pour le chef des Métaboles de pétrir à pleines mains le matériau d’une transcription dans laquelle Pesson prend appui sur des extraits (choisis par Martin Kaltenecker) des Sonnets vénitiens et du Journal de 1824 d’August von Platen. Véritable prouesse que le passage de l’orchestre à l’univers choral, accompli avec un extraordinaire sens des timbres : la pièce prend place très haut dans la liste des transcriptions de l’orchestre vers le chœur. Irisations des pupitres féminins, abyssale profondeur des basses, souplesse et densité sans lourdeur de la masse chorale ... L’illusion est d’autant plus parfaite que Warynski a, on le sait, un goût prononcé pour de tels arrangements et peut compter sur les interventions de solistes admirables : Anne-Laure Hulin (sop.), Laura Muller (alto), Marco van Baaren (ténor).
Sa réussite tient aussi à sa profonde attention au sens des mots ; ceux de Von Platen en l’occurrence, poète homosexuel allemand réfugié à Venise au début du siècle romantique ; plus loin ceux du moine, mystique et compositeur arménien du Xe siècle Grégoire de Narek – des extraits de son Livre des lamentations.
© Vincent Arbelet
Glaise humaine et quête d’absolu
De cet ouvrage (traduit en russe par les soins de Naum Grebnev), Alfred Schnittke, converti au christianisme en 1982, tira quatre fragments et se plongea entre 1984 et 1985 dans la rédaction du Concerto pour chœur. 49 chanteurs, une partition pour formation mixte à seize parties : un architecte des sons particulièrement aguerri est impérativement requis pour se confronter à pareil monument. On le tient – et de quel ordre ! – avec Léo Warynski. Des moments spectaculaires, le Concerto n’en manque pas et le chef, suivi par des chanteurs d’une justesse d’intonation irréprochable d’un bout à l’autre, sait les mettre en relief. Reste que la force d’émotion de son approche tient d’abord, on y revient, à sa capacité à toujours ancrer sa lecture dans les mots.
La richesse poétique et spirituelle des écrits de Grégoire de Narek, le guide continûment. « J’ai écrit pour justes et les pêcheurs [...], pour les opprimés et les grands princes » ... Rien de désincarné, mais tout au contraire un mélange de glaise humaine et de quête d’absolu auquel Schnittke s’identifie totalement au fil d’une composition inscrite dans la grande tradition de la musique orthodoxe russe – dans le droit fil de la Liturgie de Tchaïkovski et des Vêpres de Rachmaninov. Une expérience proprement bouleversante, à laquelle trois solistes admirables ont apporté une contribution particulière : Maya Villanueva (sop.), Marco Van Baaren (ténor) et Guillaume Olry (basse).
Exactement contemporain du Concerto pour chœur, le deuxième des trois Hymnes sacrés de Schnittke proposé en bis achève de combler l’auditoire, totalement conquis. Une soirée inscrite dans les annales des Rencontres musicales de Vézelay. Formons le vœu que les Métaboles nous offrent un jour, proche on l’espère, un enregistrement du Concerto pour chœur ...
Oratorio furieux
C’est d’ailleurs par un enregistrement que Léo Warynski et ses chanteurs font l’actualité en cette rentrée. Un programme pour le moins original, qui réunit Poulenc (la cantate Un soir de neige, les Quatre motets pour un temps de pénitence et le motet Exultate Deo) et la Messe un jour ordinaire de Bernard Cavanna, composition créée au mitan des années 1990 dont l’auteur a livré une nouvelle version – la troisième – en 2021, en prévision de son enregistrement par les Métaboles et l’ensemble Multilatérale, dans la foulée d’un concert en mai 2022 à la Cité musicale-Metz.
Léo Warynski et Bernard Cavanna en mai 2022 pendant l'enregistrement de la Messe un jour ordinaire à la Cité musicale-Metz © Giuseppe De Vecchi
Il y a une certaine cohérence à évoquer cette œuvre après le Concerto pour orchestre, où Grégoire de Narek écrit « pour les pénitents et les esclaves du péché [...] pour les dégradés et les élevés. ». La pièce de Cavanna mêle en effet l’ordinaire de la Messe aux paroles de Laurence, jeune toxicomane (3). « Oratorio furieux » : la juste formule de Romaric Gergorin traduit la singularité d’une composition inclassable, borderline telle que Cavanna en a le secret. Warynski la restitue dans son humaine complexité, sa tension entre sacré et ô combien ! profanes turpitudes, avec le concours d’Isabelle Lagarde, formidable Laurence, de la violoniste Noëmi Schindler, archet le plus cavannien qui se puisse trouver (3), mais aussi d’Emilie Rose Bry (sop.) et Kiup Lee (ténor) et de Multilatérale, parfait serviteur de l’hétéroclite instrumentarium requis par Cavanna (de la clarinette aux contrebasses, en passant par l’accordéon, l’orgue et le tuba !).
Une musique d’autant plus déroutante – et résolument prenante pour qui sait prendre le temps de l’apprivoiser – qu’elle suit les pièces de Poulenc, d’un caractère tout différent, et non moins bien défendues, qu’il s’agisse de la solitude glacée mais si humaine et sensible d’Un soir de neige, de la sombre et tragique gravité des Quatre motets ou de la ferveur de l’Exultate Deo. Un nouveau jalon, parfaitement abouti, dans le parcours discographique exemplaire des Métaboles.
Alain Cochard
23èmes Rencontres musicales de Vézelay, basilique Saint-Marie-Madeleine, 25 août 2023 ( le programme "Symphonie chorale" a été repris le 26 septembre dans le cadre du Festival de La Chaise-Dieu.
(1) La disposition déstructurée et « empilée » du texte de Tutta in una Volta peut être par exemple rapprochée de celle de La Fontana malata, incluse dans L’Incendiario (1913) d’Aldo Palazzeschi.
(2) Intitulé « Le Moine et le Voyou », l’enregistrement Poulenc-Cavanna, publié chez #NoMadMusic, est disponible sur les plateformes de téléchargement depuis la mi-juillet et le sera physiquement à compter du 29 septembre 2023 // www.youtube.com/watch?v=PVPHx9zSoA4
(3) Des paroles tirées du film de Jean-Michel Carré « Galère de femmes » (1993)
(4) Notre interview de Noëmi Schindler en mars 2022 : www.concertclassic.com/article/une-interview-de-noemi-schindler-violoniste-la-musique-de-cavanna-ne-laisse-jamais
Photo Léo Warynski © Vincent Arbelet
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