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Les Archives du Siècle Romantique (80) – Edouard Lalo répond au critique Adolphe Jullien au sujet du Roi d’Ys (19 mai 1888)
1823-1892 : le Palazzetto Bru Zane n’a pas oublié le bicentenaire de la naissance d’Edouard Lalo ; c’est juste avec un petit peu retard qu’il propose à trois semaines d’intervalle deux exécutions en version de concert de l’opéra Le Roi d’Ys, l’une à Budapest, le 11 janvier dernier, la seconde à Amsterdam le 3 février. Les micros sont là et un enregistrement suivra dans la collection « Opéra Français » du PBZ, avec une magnifique distribution réunissant Judith van Wanroij, Isabelle Druet, Cyrille Dubois, Christian Helmer, Nicolas Courjal et Zsombor Cserményi, aux côtés du Chœur national de Hongrie et de l’Orchestre national philharmonique de Hongrie dirigé par le très francophile György Vashegyi.
Edouard Lalo à la fin de sa vie © Musica - Bibliothèque du Conservatoire de Genève
Autant dire qu’une très prometteuse version moderne s’annonce, ce dont on ne saurait se plaindre compte tenu du désintérêt dont souffre de nos jours l’opéra d’Edouard Lalo – que pas un seul théâtre français n’a programmé en 2023 ... Il n’en fut pourtant pas toujours ainsi : dans Rive droite, premier tome de son Paris vécu (1929-1930), Léon Daudet écrivait : « L’Opéra-Comique a changé fréquemment de direction, mais il a un bon répertoire où dominent cinq œuvres : Le Roi d’Ys, de Lalo, Manon de Massenet, Carmen de Bizet, Iphigénie de Gluck et Pelléas et Mélisande de Claude Debussy.
« J’ai connu, poursuivait-il, M. et Mme Lalo, ménage exquis et uni, rappelant celui des Banville et au-dessus duquel planait aussi le grand art, ce sens poétique, qui donne par avance aux humains les couleurs douces et la traînée lumineuse de la durée après la mort. »
En attendant la sortie de l’enregistrement dans quelques mois, les Archives du Siècle Romantique vous présentent une lettre d’Edouard Lalo à Adolphe Jullien, dans laquelle le compositeur réagit à l’article publié par le critique dans la Gazette nationale suite à la création du Roi d’Ys. Une missive qui éclaire sa démarche créatrice et montre qu’il a tiré la leçons de ses échecs passés – en mettant l’accent sur l’efficacité dramatique. La partition que le public parisien avait découverte le 7 mai 1888 constituait, rappelons-le, la seconde version d’un ouvrage que Lalo n’avait pu faire exécuter dans sa première mouture (hormis quelques extraits) une dizaine d’années auparavant. A 65 ans, l’auteur de la Symphonie espagnole connaissait enfin le succès sur une scène lyrique.
Alain Cochard
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Lettre d’Édouard Lalo au critique Adolphe Jullien (manuscrit conservé à la Bibliothèque-Musée de l’Opéra, LAS LALO (EDOUARD) 6)
19 mai 88
Cher monsieur Jullien,
Je m’attendais à vos critiques et n’en suis pas étonné.
Lorsqu’il y a 2 ans, j’ai détruit la partition du Roi d’Ys, j’avais la velléité d’en faire un drame lyrique dans l’acception moderne, mais, après quelques mois de sérieuses réflexions, j’ai reculé, épouvanté devant cette tâche beaucoup trop lourde pour mes forces.
Seul, jusqu’à présent, le colosse Wagner, l’inventeur du vrai drame lyrique, a été de taille à porter un pareil fardeau ; tous ceux qui ambitionnaient de marcher sur ses traces, en Allemagne ou ailleurs, ont échoué, les uns piteusement, les autres honorablement quoique toujours en copistes ; je les connais tous. Il faudra dépasser Wagner pour lutter sur son terrain avec avantage, et ce lutteur ne s’est pas encore révélé.
Quant à moi, je me suis rendu compte, à temps, de mon impuissance et j’ai écrit un simple opéra – comme l’indique le titre de ma partition ; cette forme, élastique, permet encore d’écrire de la musique sans pasticher les devanciers, de même que Brahms écrit des symphonies et de la musique de chambre, dans la vieille forme, sans pasticher Beethoven.
Adolphe Jullien ( par Fantin-Latour) © Paris Musée / Musée Carnavalet
En reconstruisant Le Roi d’Ys, je me suis servi, avec intention de formes très brèves : l’avantage que je pressentais, c’était de précipiter l’action dramatique de façon à ne pas lasser l’attention du spectateur : le désavantage, c’est celui que vous signalez, – l’écourtement de la musique. Vous connaissez ma musique de chambre et vous n’ignorez pas que je sais développer un thème avec ses dessins ; dans Le Roi d’Ys, j’ai fait volontairement tout le contraire, j’ai écarté systématiquement tous les développements des thèmes afin de ne jamais ralentir le mouvement de la scène.
Ce n’est pas une justification que je tente, c’est une explication que je vous donne.
De même, pour les sonorités qui vous déplaisent, voici mon explication : je suis habitué depuis 25 ans à nos orchestres symphoniques où la grande masse des cordes m’a toujours donné le contrepoids des sonorités cuivrées, et je n’ai pas réfléchi qu’au théâtre j’allais me trouver en des conditions absolument différentes : des cordes maigres en raison de leur petit nombre, à côté de la même masse de cuivres.
Et cependant l’exemple de Wagner aurait dû me servir de leçon : quand j’entends, dans les concerts symphoniques, les sonorités excessives de Wagner, elles me charment parce que la grande masse des cordes leur fait équilibre, mais les mêmes pages que j’ai entendues dans tous les théâtres d’Allemagne (sauf à Bayreuth où, paraît-il, l’équilibre est parfait) m’ont fait éprouver partout la même surprise désagréable : la brutalité des cuivres en face de l’insuffisance des cordes trop peu nombreuses.
Vous voyez, cher Monsieur, que je fais grand cas de vos critiques : je les laisse subsister entièrement en vous donnant raison.
La vérité, c’est qu’il m’eût fallu, il y a 25 ans, faire des fours au théâtre, pour arriver peu-à-peu à l’expérience que j’ai acquise dans la musique orchestrale en m’entendant et corrigeant chaque année.
Cordiale poignée de main,
E. Lalo
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