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Les Archives du Siècle Romantique (82) – La création de Déjanire de Saint-Saëns à Monte-Carlo en 1911 ; une interview de Félia Litvinne (Comoedia, 14 février 1911)
Véritable corne d’abondance pour les amateurs de raretés lyriques que la collection « Opéra français » du Palazzetto Bru Zane, qui vient régulièrement satisfaire leur curiosité avec des ouvrages nés entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1920. Certains auteurs sont particulièrement gâtés, à commencer par Camille Saint-Saëns (1835-1921) – et ce n'est pas sur Concertclassic que l'on s'en plaindra ! – dont les aspects les plus méconnus de la production se révèlent un à un. Après Les Barbares, Proserpine, Le Timbre d'argent, La Princesse jaune, Phryné, le moment est venu de se plonger dans l'ultime opéra de l’artiste : Déjanire, interprété par Kate Aldrich, Julien Dran, Anaïs Constans, Jérôme Boutillier et Anna Dowley, sous la conduite du directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, Kazuki Yamada.
Capté parallèlement à la résurrection très réussie de l’ouvrage en version de concert à Monte-Carlo en octobre 2022, cet enregistrement a donc été réalisé dans la ville où s’est tenue la première de l’ouvrage en 1911. Sous la forme d’un opéra en tout cas car, treize ans auparavant, Saint-Saëns avait élaboré une musique de scène destinée à accompagner Déjanire, tragédie de Louis Gallet donnée le 28 août 1898 aux arènes de Béziers.
Déjanire (tragédie de Louis Gallet, musique de scène de C. Saint-Saëns) aux arènes de Béziers en 1898 © Musica 1903 - Bibliothèque du Conservatoire de Genève
A la demande du prince de Monaco et de Raoul Gunsbourg, directeur de l’Opéra de Monte-Carlo depuis 1893, l’infatigable compositeur entreprit en 1909 une refonte de Déjanire sous forme d’opéra. Un grand péplum lyrique en a résulté, que l’engagement passionné et la diction remarquable des protagonistes, dans ce qui consititue le premier enregistrement mondial de la partition, permet de pleinement goûter, tandis que Kazuki Yamada – dont l’amour pour le répertoire français n’est plus à souligner – apporte le lyrisme, le feu et les couleurs nécessaires à une partition qui recèle des audaces harmoniques étonnantes. « Musique puissamment évocatrice » saluait Gabriel Fauré le 15 mars 1911 dans les colonnes du Figaro, au lendemain d’une création très applaudie, placée sous la baguette de Léon Jéhin, chef « de rare valeur ».
Pour accompagner la sortie de cette publication événement, les Archives du Siècle Romantique vous invitent à faire un saut dans le temps pour retrouver l’interview que Félia Litvinne (1863-1936), créatrice du rôle de Déjanire, livrait au journal Comoedia le 14 février 1911, à peine plus d’un mois avant une création monégasque où elle fut entourée de Lucien Muratore, Yvonne Dubel, Henri Dangès et Germaine Bailac.
Alain Cochard
Félia Litvinne © Wikipedia.org
Dans les coulisses de la création de Déjanire de Saint-Saëns au théâtre de Monte-Carlo.
Entretien de Charles Cornet (sous le nom de plume Ch. Tenroc) avec Félia Litvinne. Comoedia, 14 février 1911
« DÉJANIRE » À MONTE-CARLO
Mme Litvinne nous parle de sa nouvelle création.
Mme Félia Litvinne est sur le point de nous quitter pour créer à Monte-Carlo le nouvel opéra de M. Saint-Saëns.
Mme Litvinne a bien voulu nous faire part de ses impressions au sujet de sa création prochaine.
- Je vais, quitter Paris le 20 de ce mois, nous confie-t-elle, et je vous avoue que j’aime tant Paris que je le quitterai avec regret si ce n’était pour interpréter l’œuvre nouvelle du grand compositeur français. Je m’arrêterai quelques jours à Marseille et à Cannes et de suite je me mettrai à la disposition, du maître, de retour d’Alger, et de M. Gunsbourg pour le travail des répétitions.
Yvonne Dubel, créatrice du rôle d'Iole © Le Théâtre - Bibliothèque du Conservatoire de Genève
Déjanire doit passer à Monte-Carlo le 14 mars. Je suis véritablement enthousiasmée du rôle que m’a confié le maître. Je sais qu’il vous a entretenu vous-même de sa partition, de l’amoureuse flamme que lui a communiquée le dramatique livret de Déjanire, de la transformation complète qu’il a conçue et des développements lyriques qu’il y a apportés. C’est une œuvre de génie et, à mon avis, Saint-Saëns n’a jamais élevé plus haut la puissance dramatique de l’inspiration.
Les sentiments traduits par l’illustre compositeur sont si francs, si nets, les personnages qui les vivent sont si grandioses, la technique de la partie chorale est si sincère et en même temps si subtile que ce fut une joie pour moi, d’en analyser les moindres détails, chaque accent, d’en chercher l’expression pittoresque et précise. Dans cette musique, aucune vaine complication ne vient arrêter ou gêner le chanteur ; d’orchestre, les épisodes, tout est mis en place avec une maîtrise telle qu’il suffit presque de suivre avec respect et à la lettre les indications du maître pour donner à l’ensemble la vie toute naturelle qui se dégage de la partition.
Lucien Muratore, créateur du rôle d'Hercule © Musica 1911 - Bibliothèque du Conservatoire de Genève
J’ai procédé pour Déjanire, comme pour Ysolde ! j’ai étudié longuement ce caractère sauvage de Brunehilde enflammée. Comme j’ai fait en 1906 pour l'Ancêtre (1).J’ai creusé le rôle avec passion. Je l’ai travaillé ensuite avec Mme Giraudet, une musicienne de conseils sûrs, mon accompagnatrice et celle de Van Dyck.
Le rôle de Déjanire, lamentable fille d’Ænée, est excessivement dur ; il exige un effort considérable, qui cependant ne m’effraie point, effort d’ailleurs atténué par les magnifiques ressources d’écriture dont dispose le maître.
Je le sais, je le possède à fond depuis plus de six mois déjà.
Je suis entourée d’artistes aussi emballés que moi ; c’est Muratore dont le métal chaud et prenant vibre dans le rôle d’Hercule ; c’est M. Dangès, dans le rôle de Philoctète et ce sont Mlles Dubel et Bailac. Vous les connaissez, ainsi que l’excellent orchestre de M. Jehin ; c’est dire que je ne doute pas du succès d’un ouvrage qui comptera, je crois, parmi les plus importants de M. Saint-Saëns. »
Henri Dangès, créateur du rôle de Philoctète © Le Théâtre - 1911 - Gallica-BnF
— Et vos costumes ?
— Tout est prêt. Mes costumes sont toujours composés, établis sauf les détails de broderie, par Mme Élise que je vous présente. De même mes perruques… Élise, voulez-vous montrer mes coiffures ?
Mais déjà Mme Élise, compagne dévouée et pleine de goût, a étalé devant mes yeux deux superbes tiares rose et verte, ornées de pierreries, un splendide bandeau doré, de forme gréco-mythologique, et une impressionnante perruque d’un noir d’ébène.
— Je change de costume à chacun des quatre actes, ajoute Mme Litvinne, ce qui n’est pas fait pour me reposer à l’entr’acte.
Mais tout est casé dans les caisses et la primeur de ces merveilles est réservée aux heureux mortels de la Côte d’Azur.
Je ne veux pas fatiguer l’aimable et grande artiste qui doit chanter ce soir même Les Amours du Poète, de Schumann, non pas avec l’orchestration de M. Dubois, mais accompagnée au piano nature par M. Gilles, le petit fils de V. Massé, filleul de Delibes, fils de Philippe Gille, pupille de M. Calmette.
Et comme je prends congé en souhaitant le triomphe :
- Mme Élise vous fera visiter mon atelier, dit-elle ; il est amusant. Au fait, j’oubliais de vous dire qu’après Monte-Carlo, je dois faire une tournée dans l’Amérique du Sud avec MM. Wurmser et Holimanm. Je termine mes programmes où j’entends faire dominer les compositeurs français. Au revoir. […]
CH. TENROC
Illustration © Musica Mai 1911 - Bibliothèque du Conservatoire de Genève
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