Journal
Les Archives du Siècle Romantique (90) – Deux lettres de Georges Bizet à sa mère depuis la Villa Médicis (en 1860, à propos de l’ode-symphonie Vasco de Gama)

Célèbre et méconnu : quelque peu usée certes, la formule résume toutefois parfaitement la situation de Georges Bizet, universellement réputé grâce à Carmen et aux suites de L’Arlésienne, mais dont la commémoration du 150e anniversaire de la disparition fournit prétexte à la découverte de pans ignorés de sa production. Un Bizet rare que le Palazzetto Bru Zane aura beaucoup contribué à mettre en lumière.

Ils sont gâtés aussi avec le remarquable livre-disque sorti il y a peu dans la collection « Portraits » du PBZ. (2) A côté d’un irrésistible Djamileh (1872), sous la baguette de François-Xavier Roth à la tête de Siècles tous timbres en éveil, avec les voix d’Isabelle Druet, Sahy Ratia, Philippe-Nicolas Martin et Maxime Le Gall, l’atout de cette publication est de présenter diverses réalisations nées au cours des années d’études de Bizet au Conservatoire de Paris, couronnées par le Premier Grand Prix de Rome en 1857 (après un second prix en 1856), ou lors du séjour que, fort de ce succès, il effectua à partir de 1858 à la Villa Médicis.

David Reiland © DR
Alain Cochard
*
Deux lettres de Georges Bizet à sa mère depuis la Villa Médicis (janvier & juin 1860)
Originaux reproduits sur gallica :
* gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b100737691/f237.item
* gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b100737691/f276.item

© Académie de France à Rome – Villa Médicis
Je commence par te donner des nouvelles de mon travail : elles sont bonnes. Mon Vasco de Gama (c’est le titre définitif de ma symphonie) irait complètement, si les vers de mon collaborateur n’étaient pas aussi absurdes. J’en suis quitte pour les refaire quelquefois, et cela sert à me montrer que je pourrais, à la rigueur, me passer de collaborateur. Mes idées de symphonie me poursuivent et je suis presque arrivé à mettre un finale sur ses pattes : il sera bon. J’espère ainsi avancer beaucoup mon troisième envoi, tout en faisant le second.
J’ai fait, je crois, d’immenses progrès. Je refais très facilement et je sais la valeur de ce que je fais : deux bons symptômes. Je crois que vous trouverez que ma musique actuelle est tout autre chose que ce que je faisais à Paris, même lorsque je réussissais. Je sens que, plus je vais, plus j’avance. Espérons que je ne m’arrêterai plus. Il faut cela, car le très bien est si difficile qu’on n’a pas assez de toute la vie pour s’en approcher.
Rien de nouveau. Je suis toujours bien ici. David est toujours absurde et il pleut toujours. Cela fait que j’ai peu de distractions. Quand le marquis de Cadore arrivera, si je fais sa connaissance, je lui parlerai de Planté ; mais je me garderai bien de m’en recommander. Ceci est encore une conséquence des petits raisonnements nouveaux que je me suis bâtis et que je te développerai à mon retour. – J’ai pris aussi le parti de ne jamais remettre de lettres de recommandation cachetées. Celle que le père Carafa m’avait donnée me sert de leçon. J’ai eu assez bon nez en la décachetant avant de la porter. C’est ainsi que l’indiscrétion est une bonne chose. Il y avait dans la lettre du père Carafa une phrase qu’on ne peut traduire dans notre chaste langue. Mon cher papa pourra s’amuser à la traduire dans ses moments perdus :
Il giovane che ti rimetterà questa lettera ha fatto ottimi studii. Ha avuto le prime ricompense al nostro Conservatorio. Ma, seconda la mia debole opinione, non sarà mai un compositore theatrale, perche non ha estro per un cazzo.
[Le jeune homme qui te remettra cette lettre a fait d’excellentes études. Il a eu les premières récompenses à notre Conservatoire. Mais, à mon humble avis, il ne sera jamais un compositeur dramatique, parce qu’il n’a pas d’enthousiasme pour un sou.]

Bizet par Charles Sellier (1830-1882). Portrait de pensionnaire (vers 1858) © Académie de France à Rome – Villa Médicis
Vieux crétin, va ! Je te promets, ô père Carafa, d’écrire un jour ta biographie et de donner cette lettre, à la fin du volume, en guise d’autographe ! Ça sera édifiant ! – Je ne sais pourquoi je ne t’ai pas encore parlé de cet incident : il m’avait échappé ; mais je t’assure que j’en ai follement ri avec mes amis.
Il y a dans ta lettre une masse de choses auxquelles je voudrais répondre, mais je n’ai plus ni papier ni enveloppe, et je dois réserver ma quatrième page pour l’adresse. J’ai donc juste assez de place pour vous embrasser et vous bien recommander de vous soigner tous deux. – Mon cher père fera bien d’envoyer promener ce butor d’élève. Dieu aidant, j’espère que nous pourrons réparer les rigueurs du sort !...
À propos, Gounod ne m’a plus écrit. C’est d’autant plus absurde que, lorsqu’il me reverra, il pleurera de tendresse, et moi aussi, ma foi, car il n’y a rien de communicatif comme
l’amitié, feinte ou non. Et c’est pour moi une grande joie de voir même les dehors de l’amitié : c’est si séduisant et si rare !
Sur ce, adieu, mille baisers de votre fils aimant pour la vie
Ton avant-dernière lettre m’avait désolé, la dernière m’a rassuré presque complètement. Je déplore et je comprends la faiblesse dans laquelle tu te trouves après d’aussi rudes assauts ; mais cela ne doit pas t’inquiéter, si le mal lui-même diminue. Dès qu’il disparaîtra les forces reviendront. Tu as confiance en ton médecin, c’est déjà un point capital. Continue à te soigner ; surtout, fais en sorte que le moral soit meilleur que le physique : je suis persuadé que c’est là le plus important. Soigne-toi, encore une fois, n’épargne rien, évite toute fatigue, tout ennui, – autant que faire se peut, du moins.
Je voudrais avoir toujours de bonnes nouvelles à te donner, mais ma chance est tellement persistante que les événements heureux perdent de leur importance. Aussi bien, cette fois, n’ai-je rien de nouveau. Je me porte à merveille. J’ai revu mon envoi [l’ode symphonie Vaso de Gama] avant l’emballage, et je t’avoue que j’en ai été étonné. Je ne croyais pas avoir jamais produit une aussi bonne chose : quoi qu’en disent messieurs de l’Académie des beaux-arts, mon opinion est faite, et elle est bonne, très bonne même. Je vous dis ceci en cachette, tout à fait confidentiellement : si je compare mon Vasco de Gama aux grandes choses de l’art, je reste bien au-dessous, cela va sans dire, mais si je veux lutter avec nos bonnes choses contemporaines, je crois avoir, sinon l’avantage, au moins le droit de disputer.

Jean-Jacques Henner (1829-1901) - Jardins de la Villa Borghèse vus depuis la Villa Médicis à Rome (entre 1859 et 1860) © Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Il faut bien que ce soit vous pour que j’ose une semblable confidence ; mais je suis heureux en ce moment : je sens que j’ai fait presque bien, et que je vais faire dix fois mieux encore. Je puis affirmer enfin que je suis musicien, ce dont j’ai douté bien longtemps. Que j’arrive en deux, en quatre ou en dix ans, peu importe : je suis assez jeune pour ne pas perdre l’espérance de jouir de mes succès. Donc, espoir, espoir, c’est- à-dire certitude. Du reste, le moment est bon : Gounod seul est un homme ; derrière lui, rien. Verdi n’écrira plus, dit-on, et puis, écrirait-il je doute qu’il retrouve souvent de ces éclairs de génie tels qu’en contiennent le Trovatore, la Traviata et le quatrième acte de Rigoletto. C’est une belle nature d’artiste perdue par la négligence et le succès de mauvais aloi.
Mais assez discuté. Ce que tu me dis de ce pauvre Eugène Diaz me désole : lui si fort, si solide, est-il possible qu’un concours l’ait changé à ce point ?... Ah ! c’est qu’il faut beau coup de force pour faire de l’art. C’est dur, très dur même, à Rome surtout. Le vent de sirocco a sur les nerfs une influence inouïe. Tu me connais et tu sais que je suis peu nerveux de ma nature : eh bien ! les jours de sirocco, je ne puis toucher ni à Don Juan, ni aux Nozze, ni à Cosi fan tutte ; la musique de Mozart agit trop directement sur moi, et cela me rend véritablement très malade. Certaines choses de Rossini me produisent aussi le même effet. Chose étonnante, Beethoven et Meyerbeer ne vont jamais jusque-là. Quant à Haydn, il y a longtemps qu’il m’endort, ainsi que le vieux Grétry.
Je ne parle pas de Boïeldieu, de Nicolo, etc., qui n’existent plus pour moi …

La Villa Médicis ( façade côté jardins) © Coll. part.
Encore musique ! j’ai le diable au corps pour en parler aujourd’hui. Enfin, je finis. – J’attends mon semestre pour partir avec Guiraud. Nous allons voir Venezia, Ravenne, Florence, Gênes, Milan, Ferrare, Sienne, etc., etc., toutes les merveilles du Nord. Je me fais une fête de ce voyage fait avec un ami, un collègue, qui partage mes goûts et qui m’aime, je crois, d’une sincère et franche amitié, – chose assez rare, soit dit en passant, entre musiciens.
Tu ne diras pas que ma lettre est trop courte aujourd’hui. J’aurais encore à te parler de ma petite tournée de montagnes, mais c’est au retour que je veux vous émerveiller au récit des merveilles que j’ai pu admirer dans ce beau pays. Je t’écrirai encore une fois de Rome, et je t’indiquerai où tu pourras envoyer tes lettres.
Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur et je te recommande ta santé comme le plus cher de mes biens.
Votre fils

(1) 3 CD Harmonia Mundi HMM 905388.90
(2) http://bru-zane.com/fr/pubblicazione/portrait-georges-bizet/#
Illustration : Georges Bizet revenant de l'École française de Rome en septembre 1860 ; croquis fait en wagon, de Chambéry à Ambérieux par Gaston Planté.
Dessin de Gaston Planté. 1860
Musica, juin 1912, p. 106. © Bibliothèque du conservatoire de Genève
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