La « Meyerbeermania » actuelle n’épargne pas l’Opéra de Marseille qui boucle sa présente saison avec Les Huguenots et ouvrira la prochaine avec L’Africaine ! Au vu, ou plutôt à l’écoute de la production proposée actuellement à deux pas du Vieux-Port, qui s’en plaindra ?
Le « monument », cinq actes et près de quatre heures de musique, conte l’impossible histoire d’amour entre la très catholique Valentine de Saint-Bris et le noble protestant Raoul de Nangis sur fond de tensions politico-religieuses qui aboutiront à la sanglante et horrible nuit de la Saint-Barthélemy, sombre, très sombre page de l’Histoire de France. On y croise aussi Marguerite de Valois, cette reine Margot à la personnalité tellement riche et ambiguë qu’elle en est devenue au fil des siècles l’élément central de romans, séries et films …
La légèreté supposée des mœurs de celle à qui l’on prête des relations incestueuses avec ses frères, une vie sentimentale copieusement agitée avec ses amants, entre autres ragots non vérifiés et invérifiables, transparaît dans cette production tout comme son combat désespéré mené en vain afin de voir cesser les affrontements entre catholiques et huguenots. Les noces de sang sont celles scellées peu avant leur mort entre Valentine, désormais veuve du comte de Nevers héroïquement décédé, et Raoul de Nangis avec la bénédiction du rigoriste fidèle serviteur de ce dernier, Marcel.
 

Marc Barrard, Karine Deshayes & François Lis © Christian Dresse
 
Déjà réunis à la Monnaie à Bruxelles dans ces rôles, Karine Deshayes (Valentine) et Enea Scala (Raoul) étaient très attendus. La mezzo française, qui vit actuellement de belles heures lyriques, embrasse sans difficultés le rôle de soprano dramatique pour procurer à Valentine une belle dimension émotionnelle. La voix est puissante et chaude, ronde et charnue ; maîtrisée dans les aigus, elle va droit au cœur. Pour incarner son compagnon d’infortune, Enea Scala ne nous a pas semblé être au mieux de sa forme. Entre le terrible marathon vocal imposé par son rôle et sa volonté de maîtriser une diction de la langue française qui n’est pas évidente, le ténor italien, que l’on affectionne particulièrement à Marseille, a connu de légers coups de mou qui ne l’ont pas empêché de recueillir les bravi de la salle au final, ce qui est l’essentiel.
 

© Christian Dresse

Pour incarner Marcel, revêtu d’un surprenant habit rouge d’ecclésiastique, c’est Nicols Courjal qui avait été judicieusement choisi par le directeur général de l’Opéra Maurice Xiberras. Lui aussi bénéficie d’une cote d’amour importante auprès des marseillais et, une fois encore, il a tout fait pour qu’elle atteigne des sommets. Profonde basse, crépusculaire, émouvante, d’une précision de tous les instants, projection idéale, il impose sa présence dès les premières notes de ses airs. Impressionnant !
 

Enea Scala & Florina Ilie © Christian Dresse
 
Aux côtés de ce trio majeur, la soprano Florina Ilie, charme indéniable et ligne de chant précise, n’éprouve aucune difficulté pour donner traits et voix à Marguerite de Valois, Eléonore Pancrazi imposant avec espièglerie et tension son interprétation du page Urbain. Autre performance de la soirée, celle de Marc Barrard qui propose un Comte de Nevers passant de gentilhomme jouisseur à politique réaliste, n’hésitant pas à aller jusqu’au sacrifice ultime en s’élevant contre la barbarie de quelques uns de ses coreligionnaires ; la tessiture est chaude et particulièrement distinguée pour livrer un chant émouvant et soigné mis en valeur par une diction idéale. Apprécié, aussi, le Saint-Bris de François Lis, voix sombre à l’instar d’un rôle parfaitement maîtrisé. Quant aux Chevaliers, Kaëlig Boché, Thomas Dear, Frédéric Cornille, Carlos Natale, Jean-Marie Delpas, Alfred Bironien, Gilen Goicoechea, tous ont contribué à la qualité de la production.
 

Karine Deshayes, Florina Ilie & Eléonore Pancrazi © Christian Dresse

Forts sollicités par l’œuvre, les membres du chœur de l’Opéra ont visiblement tenu à distinguer l’excellence du travail effectué depuis quelques années par leur chef, Emmanuel Trenque, dont c’était la dernière à domicile, l’homme de l’art rejoignant désormais cette grande maison lyrique d’Europe qu’est La Monnaie à Bruxelles, comme une reconnaissance d'un talent dont Marseille à bénéficié grandement. Quant à la partition fleuve de Meyerbeer elle a été parfaitement mise en valeur par un orchestre maison puissant, vibrant, sensuel et coloré sous la direction du très rossinien maestro José Miguel Pérez-Sierra confirmant en la circonstance qu’il pouvait donner relief et majesté à d’autres compositions que celles de l’enfant de Pesaro …
 

Enea Scala & Karine Deshayes © Christian Dresse

 
Restait à découvrir le traitement scénique réservé par Louis Désiré qui travaillait ici à domicile puisqu’enfant de Marseille. Mettre en scène Les Huguenots relevant de la gageure, depuis la gestion des masses mises en œuvre sur le plateau jusqu’à la compréhension de la complexité des caractères, c’est un peu aux travaux d’Hercule que se sont frottés Louis Désiré et les membres de son équipe avec plus ou moins de bonheur. A une impossible reconstitution historique, le metteur en scène a préféré la sobriété, voire le minimalisme, bénéficiant des costumes intemporels et de bon goût de Diego Mendez-Casariego et de la qualité des lumières de Patrick Méeüs. Une immense table est l’élément scénique principal, devenant tour à tour proscenium, autel et autre élément d’un cimetière huguenot ; une table à tout faire en quelque sorte autour de laquelle s’affrontent la rigueur extrême des uns et un certain libertinage des autres. Géantes lanières de plastique translucide où dégouline le sang et sobre muraille de pierre percée d’une haute ouverture centrale (pouvant être recyclée pour une production d’Aïda ...) sont les principaux éléments d’un décor où les chaises se transforment parfois, et un peu lourdement, en armes et où les buis des jardins du château de Chenonceaux, au deuxième acte, sont taillés bien bas – à moins que ce ne soient des poufs recouverts de pelouse synthétique sur lesquels les dames de compagnie de Marguerite de Valois posent sans retenue leurs augustes séants. Chacun trouvera, ou non, son bonheur dans ce travail ; pour notre part, au-delà de quelques tableaux impressionnants, nous retiendrons in fine la dénonciation des fanatismes religieux, sujet qui a traversé les siècles pour, hélas, trouver encore de cruels échos de nos jours.
 
Michel Egéa