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Les mots magiques du ballet romantique - Abécédaire du ballet (de I à P)
I comme
Ivanov Lev (1834-1901). Ce Pétersbourgeois est l’un des grands oubliés de la mémoire chorégraphique. On a pris coutume d’attribuer au célèbre marseillais Marius Petipa, ombrageux et soucieux des prérogatives qu’il avait su établir au Mariinsky, tout le mérite des grandes œuvres qui constituèrent le répertoire académique russe et continuent de nourrir les scènes mondiales, dans des versions trafiquées, (car on en connaît mal les originaux), ou dans des révisions plus ou moins libres. Mais la plus belle part du mythique Lac des Cygnes, les actes blancs, II et IV, tout comme la chorégraphie du populaire Casse-Noisette, relèvent d’Ivanov, assistant de Petipa : son talent, bien plus que celui de son maître, lequel était surtout doué pour l’utilisation de performances spectaculaires et la mise en place quasi militaire du corps de ballet, était incontestablement plus poétique et plus impressionniste. Danseur de talent, musicien accompli, il fut toujours effacé de son vivant et encore plus après sa mort. Son lyrisme très slave ouvrit pourtant la voie à Fokine, au point que si Petipa est considéré comme le créateur du ballet russe, le compositeur Boris Assafiev a pu dire qu’Ivanov en était l’âme.
J comme
Jeté. Tout est bon dans le jeté, qu’il soit croisé, fermé, passé, tournant, renversé ou coupé-jeté, il donne au parcours du danseur une merveilleuse légèreté. Particulièrement dans le grand jeté, qui le voit parcourir la scène comme un cerf (ou une biche) bondissant, il lance sa jambe en avant, pratiquement à l’horizontale, se retrouve en grand écart (dans les bons cas) et retombe sur le même pied. Certes la musculature des garçons leur permet d’en faire un élément basique, mais les danseuses, elles aussi, profitent de cette figure pour traverser la scène en diagonale. Lorsqu’un tutu long ondule de façon vaporeuse autour de cet axe, l’effet est magnifique, ainsi dans Giselle, pour les variations de l’altière Reine des Willis, qui n’en paraît que plus immatérielle.
K comme
Karsavina Tamara (1885-1978). Impossible de décerner la palme à l’une ou l’autre des deux grandes étoiles pétersbourgeoises des Ballets russes, Karsavina et Pavlova, papillon et libellule, autant qu’au XVIIIe siècle de départager Marie Sallé et Marie-Anne de Camargo ou au XIXe Marie Taglioni et Fanny Elssler. A chacune son aire charnelle ou immatérielle, sa beauté rayonnante ou subtile. Si Anna Pavlova fut la plus éthérée des ballerines révélées par Diaghilev au public occidental, la quintessence de ce qui subsistait du romantisme, planant sur les scènes pour y laisser la trace d’une Mort du Cygne sans doute inégalée, Karsavina fut la plus éclatante, éblouissant la Russie avant de s’intégrer à l’aventure des Ballets de Diaghilev, dont elle fut la muse et l’amie. Intelligente et vive, d’une grâce limpide, cette femme charmante au délicat visage, harmonieuse synthèse des avancées de la danse et des canons académiques, fut l’idéale interprète de Fokine : envoûtante Schéhérazade, palpitant Oiseau de feu, subtile Armide, grisée dans le Spectre de la Rose. On a parlé de la « sonorité chantante » de ses arabesques, tandis que pour Pavlova, on évoquait « la musique de son corps ».
L comme
Lifar Serge (1905-1986). Ce fulgurant Ukrainien a été une des figures majeures de la danse française, à laquelle il insuffla l’héritage tout frais des Ballets Russes dont il fut une des dernières vedettes. Personnalité rayonnante, sulfureuse et contestée, d’une beauté sauvage, il régna sur l’Opéra de Paris comme danseur, puis maître de ballet et principal chorégraphe, de 1929 à 1958, avec une brève interruption après la guerre, pour cause de chasse aux sorcières. Son œuvre, qui introduisit sensualité et liberté dans le répertoire académique, marque un tournant dans l’histoire de la danse française, qui s’enrichit de pièces révolutionnaires telles qu’Icare, Istar ou les Créatures de Prométhée. Seuls Suite en blanc et Mirages, ce dernier sur la géniale partition de Sauguet, survivent encore et les danseuses qui se présentent au concours de l’Opéra usent et abusent de leurs difficiles et étranges variations. Souvent considérés comme démodés, ces ballets, dont l’esprit et le style alangui sont difficiles à retrouver, furent des événements artistiques autant que mondains, Lifar possédant l’esprit acéré et l’abattage qu’un Nijinski n’eut jamais pour devenir une vedette parisienne. Grâce à lui, surtout, l’Opéra vit son enseignement s’améliorer, ainsi que le statut des danseurs, tandis que le ballet classique gagnait comme chantre un maître qui officia aussi à la Sorbonne à la chaire de choréologie et a laissé également une importante œuvre écrite.
Lac des Cygnes. Impossible de passer sous silence l’élégant volatile au long cou et aux yeux comme ombrés de khol. Au point que les bandeaux ornés de plumes encadrant un profil aux paupières baissées, sont devenus l’une des images les plus emblématiques de la ballerine classique. L’œuvre, sur la sombre et lancinante musique de Tchaïkovski, a connu d’innombrables moutures depuis que Petipa et Ivanov lui donnèrent forme à Saint-Pétersbourg. Image à la fois érotique et sublimée de beauté prisonnière, comme l’oiseau lui-même, magnifique quand il glisse et ridicule quand il marche, issu d’un florilège de contes slaves et germaniques, le cygne n’a depuis cessé d’occuper les scènes. La Mort du Cygne, sur la musique de Saint-Saëns, fut l’un des plus grands triomphes d’Anna Pavlova puis de Maïa Plissetskaïa. Il reparut même face à la Léda de la légende antique dans un ballet de Béjart, où Jorge Donn l’incarna, face encore à Maïa Plissetskaïa. Les plus grandes ballerines ont endossé les deux tutus de l’héroïne, Odette-Odile, le blanc et le noir, images du bien et du mal. En France, Noëlla Pontois en fut l’une des plus parfaites incarnations.
M comme
Maître de Ballet. Le personnage est essentiel dans la conservation et la passation du répertoire de chaque troupe de ballet. Il doit tout mémoriser, assigner aux danseurs leurs places, surveiller l’authenticité de l’exécution. Un travail très dur qui n’a rien à voir avec le travail de passation opéré par quelques grandes étoiles, qui, à l’arrêt de leur carrière, font travailler des solistes pour de ponctuelles reprises. L’image traditionnelle du maître (nécessairement vieux) appuyé sur son bâton n’est aujourd’hui plus de mise. A l’Opéra de Paris, Patrice Bart qui y officia de 1987 à 2011, a laissé un fort souvenir, avant de céder la place au superbe Laurent Hilaire, étoile des grandes heures de l’institution.
N comme
Nijinski Vaslav, (1928-1950), Noureev Rudolf (1938-1993) (photo). Les deux dieux de la danse du XXe siècle : tous deux prodigieusement doués, prodigieusement charismatiques, tous deux étranges et comme étrangers au monde qui les adula, tous deux intensément slaves. Le drame de Nijinski fut celui de l’artiste qui tourne le dos à ce qui fait son succès, en l’occurrence une incroyable virtuosité, pour assumer sa condition de créateur, vite maudit. Dans son cas, l’histoire alla jusqu’à l’aliénation, qu’on perçoit dans ses cahiers, dérangeants mais parcourus d’éclairs d’intelligence et de mysticisme. Noureev, lui, dévora le monde de ses fameuses enjambées, de ses colères, de sa violence et de son charme, marquant ses rôles au fer rouge. Mais le monde finit par le dévorer, peu après qu’il eut monté en 1992 pour son pays d’adoption, la France, un ballet spectaculaire, répété alors qu’il était mourant, La Bayadère, son testament. Un siècle et demi avant, il y avait eu un autre dieu, français celui-là, le fameux Auguste Vestris (1760-1842), fils de Gaëtan Vestris, autre très grand danseur. Officiant à l’Opéra de Paris, il en fut la figure essentielle, à cheval sur la fin du ballet baroque et le nouveau style romantique. Le public lui fit des triomphes inimaginables et le sacra Dieu de la Danse.
O comme
Oulanova Galina. (1910-1998). Entre 1932 et 1962, rayonnant du Kirov au Bolchoï, cette Pétersbourgeoise formée à l’Académie Vaganova, fut la ballerine soviétique par excellence, incarnant avec une grâce et un naturel incomparables autant que la technique la plus rigoureuse, les grandes héroïnes du ballet académique, Giselle et Odette-Odile notamment. Sa Juliette, surtout est demeurée célèbre dans les annales. Son style élégant et sensible, remarquablement mesuré, fit d’elle la meilleure ambassadrice du ballet russe de l’époque et donna la mesure d’une contradiction qui n’a pas fini d’étonner : à quel point l’amour de la danse, viscéral chez les russes, leur permit de conserver mieux que personne la grammaire et les codes d’un art né à la cour du Roi-Soleil et demeuré le plus aristocratique des modes d’expression.
P comme
Positions. La grande affaire de la danse classique, ces cinq positions -strictement en dehors -, auxquelles Serge Lifar ajouta la sixième et la septième dans des attitudes plus « normales ». Elles régissent la tenue du corps du danseur en fonction d’un parfait équilibre, et d’une complexe coordination entre la tête, les bras et les jambes. C’est à Pierre Beauchamp, maître à danser de Louis XIV et directeur de l’Académie royale de Musique de 1671 à 1687 qu’on doit leur codification. Et plusieurs siècles après, ces figures qui constituent la base du premier enseignement de la danse pour les débutants, continuent d’en être les lignes de force, comme les portées sur lesquelles s’inscrivent les notes, même si les chorégraphes d’avant-garde les ont rejetées. Pour Serge Lifar, avec leur en-dehors obligé, elles faisaient tendre le danseur vers le ciel, tandis que les deux positions qu’il y ajouta à partir de son ballet Icare, le ramenaient au sol. Vaste programme.
Pointes. Ce fut la douce révolution du ballet romantique en 1832, lorsque l’impalpable Maria Taglioni (dont l’immatérialité avait été obtenue, au prix d’un terrible entraînement, par son exigeant papa Filippo) parut dans son tutu de Sylphide, perchée sur deux pieds mignons chaussés de satin et ignorant la vulgaire platitude du sol. A dire vrai, Mlle Gosselin avait déjà testé la formule, une quinzaine d’années auparavant. Toute notion de pesanteur parut dès lors intolérable dans le ballet, la légèreté de la danseuse, accentuée par deux ailes, cristallisant le rêve romantique d’un corps libéré de toute entrave matérielle. A l’intérieur du chausson à pointes, il en va tout autrement, à coups de blessures, d’oignons, et d’orteils en marteau, le pied reposant sur une étroite plate-forme. Tout a été essayé pour réduire la douleur, du coton au protège-pointe à embouts et jadis à l’escalope de veau. Le plaisir de s’y percher demeure malgré tout un moment de pure jouissance. Puis la pointe a évolué : de tremplin vers l’infini, elle est devenue virgule, crochet, piolet, plantant la danseuse avec agressivité dans le sol, au lieu de l’en propulser, chez William Forsythe par exemple ! Elle a de l’avenir !
Pavlova Anna (1881-1931). Voir à K
A suivre…
Jacqueline Thuilleux
Photo © Allan Warren / Wikipedia
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