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Les Troyens au Grand Théâtre de Genève - Charles Dutoit sur ses terres musicales - Compte-rendu
C’est la toute première fois que Charles Dutoit, chef d’orchestre suisse de renommée mondiale, dirige au Grand Théâtre de Genève. La chose peut paraître surprenante. Il est vrai que Dutoit n’est pas Genevois d’origine, mais natif de… Lausanne. Cette tardive apparition dans la ville de Calvin sonne cependant comme un accomplissement, d’une longue et glorieuse carrière. Puisque le chef survient avec un compositeur qu’il n’aura cessé de défendre, Berlioz, et son œuvre somme, exigeante entre toutes : Les Troyens. Privilège qu’il réserve, en outre, exclusivement à la salle lyrique des bords du Léman.
Néanmoins, l’opéra n’est offert qu’en version de concert, pour seulement deux doubles dates. Doubles, car l’ouvrage est pour l’occasion scindé entre La Prise de Troie et Les Troyens à Carthage. Scission prévue par Berlioz lui-même, contraint toutefois par les circonstances (celles des représentations du seul second volet, à son grand dam, de son vivant). Cette restitution en deux parties peut ainsi se justifier, et d’autant pour une version de concert ; propice qui plus est, à fournir des pages annexes sans réel préjudice de durée. Ici, cas du tellurique Lamento instrumental (introduisant le « Prologue aux Troyens à Carthage », ajouté pour la création au Théâtre-Lyrique à Paris). Pour le reste, l’exécution présentée à Genève suit scrupuleusement la partition éditée par Bärenreiter dans le cadre de New Berlioz Edition ; sans, par exemple, la « Scène de Sinon » au premier acte, scène par la suite rejetée, que Dutoit avait pourtant gravée pour ses Troyens chez Decca.
Dutoit ne vient cependant pas seul, mais avec son orchestre : le Royal Philharmonic Orchestra de Londres. Phalange de prestige s’il en est. Mais – fatigue du voyage ? – la sonorité se révèle quelque peu sèche, sans le délié ni la profondeur que l’on attendrait lors des premiers moments de La Prise de Troie. Par la suite, les instruments s’échauffant au cours de ce concert, puis s’épanouissant pleinement lors de l’exécution du second volet, ils retrouvent les vertus de dynamique et virtuosité qui ont fait leur juste réputation. S’accordant enfin à la direction du maestro, elle incessamment fouillée et tendue, souverainement connaisseuse de l’œuvre (les tempos allants, au plus près des indications métronomiques, difficiles à tenir il est vrai pour les interprètes dans l’entrelacs des timbres). Dutoit, « astre d’amour constant » des deux soirées.
Le chœur, celui du Grand Théâtre, suit un parcours similaire à celui de l’orchestre. Quelque peu rêche et imprécis dans son apparition, à froid, comme intervenant d’entrée à l’œuvre épique (« Chœur de la populace troyenne »). Puis peu à peu, avec l’appoint des pupitres féminins, prenant meilleur corps, jusqu’à des pages finales (« Cérémonie funèbre ») ardemment transmises.
Le plateau vocal souffle lui aussi le chaud et le froid. Sachant qu’il a subi des changements de distribution, parfois jusqu’en dernière minute. Béatrice Uria-Monzon remplace donc au pied levé, pour Didon, Clémentine Margaine (dont on espérait beaucoup, mais qui apparemment s’est défaussée au cours des répétitions). Depuis ses précédentes incarnations de ce rôle, à Strasbourg, à Marseille et à Berlin, la mezzo semble en avoir encore mûri les éclats et les douleurs. Mieux que jamais. Les ultimes adieux de Didon, sotto voce, vibrent en phase d’une expression tragique intensément tenue, que les élans antérieurs n’ont pas amoindris.
Ian Storey est un autre cas. Lui aussi relève un chanteur initialement prévu (Sergey Semishkur). Son Énée laisse tout d’abord craindre le pire, dans son air d’entrée avec des attaques flottantes et une émission forcée. Puis le miracle s’accomplit. Quand on pouvait tout redouter, au moment sublime du duo du quatrième acte, qui réclame art des nuances et du phrasé : alors délivré mezza voce, tout en dentelles diaphanes. Et il n’est pas jusqu’à sa dernière intervention qui ne réserve quelques ardeurs bien senties. Pour sa part, Michaela Martens, Cassandre et autre premier rôle, demeure d’une constance assumée, dans une projection affirmée malgré quelques notes tirées.
Parmi les nombreux seconds rôles, Tassis Christoyannis se détache, Chorèbe d’une riche palette expressive. Ce qui ne surprend guère, venant de ce chanteur au talent éprouvé. De même que Bernard Richter, lui aussi remplaçant de dernière seconde pour un Hylas bien lancé, un rien trop soutenu. Et ainsi de Günes Gürle et Amelia Scicolone (qui les connaît ?), Narbal et Ascagne appropriés. Dona Beth Miller figure une Anna un peu lourde, alors que Dominick Chenes gueule à plein gosier son Iopas, poète élégiaque transplanté chez les véristes. Petite mention élogieuse de Rodrigo García et Phillip Casperd, issus du Chœur du Théâtre, deux Sentinelles délicieusement goguenardes.
Une distribution internationale que l’on aurait tendance à croire de bric et de broc, parfois raccrochée aux branchages, mais emportée par un irrésistible mouvement général. Et le public genevois, habituellement si impassible, ne s’y est pas trompé : dans un silence recueilli, rompu pour finir par des bravos sans fin. Dignes de ce moment d’exception, tout à l’honneur du temple lyrique genevois.
Pierre-René Serna
Berlioz : La Prise de Troie, Les Troyens à Carthage – Grand Théâtre de Genève, 15 et 17 octobre 2015
Photo (de g. à dr. : Béatrice Uria Monzon, Charles Dutoit, Ian Storey) © GTG / Magali Dougados
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