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Liliom de John Neumeier par le Ballet de Hambourg - La mort au carrousel - Compte-rendu

John Neumeier, génial chorégraphe du Songe d’une Nuit d’été ou de Sylvia pour l’Opéra de Paris, n’est jamais plus à l’aise que lorsqu’il s’empare d’une histoire, la creuse, l’élargit, et en fait miroiter la portée. La version qu’il donna du Lac des Cygnes avec un prince mué en Louis II de Bavière, est un modèle de ce travail à la chignole dans l’âme humaine. Avec Liliom, sa nouvelle création qui fait salle comble et enflamme les Hambourgeois, dont il est l’idole, c’est un objet étrange qu’il livre, à cheval sur une pièce fameuse, le Liliom du dramaturge hongrois Ferenc Molnar, écrite il y a un bon siècle, et devenue une pièce maîtresse du théâtre d’Europe centrale. Le cinéma s’en empara ensuite avec Borzage et Fritz Lang, tandis qu’une célèbre comédie musicale s’en inspirait pour devenir Carrousel, de ton plus léger.

Le personnage de vaurien qu’est le héros, caractérisé comme le Marlon Brando d’Un tramway nommé désir - pièce dont Neumeier a aussi fait un ballet-, et les femelles douces ou provocantes qui gravitent autour de lui, sur fond de manège et de fête foraine, composent un tableau doux amer d’une Amérique des années 30 en plein désarroi, au lieu des banlieues de Budapest évoquées par Molnar. Mais l’ambiance, le climat y ont de multiples racines : le monde de la pègre et des films noirs du cinéma américain certes, mais aussi les fantasmes de l’Europe centrale et son goût du drame sarcastique, le rêve naïf d’un ailleurs et d’une rédemption porté par des anges à visage humain, qui évoque les Ailes du désir de Wenders. Ecrite en 1909, transposée dans le monde des années 30 par un homme de 2011, la pièce ainsi mise en mouvements trouve aussi un faux air de Cocteau, ou d’Enfants du Paradis sur fond d’Ange bleu, avec son fantomatique homme aux ballons, qui rappelle l’inanité des passions humaines.

Pour adhérer à la pièce, Neumeier a trouvé un rythme très souple d’enchaînements presque cinématographiques, animés par une chorégraphie moins contournée que celle dont il abuse parfois. Ne modifiant qu’un élément du drame, et transformant la fille de Liliom en fils, peut-être pour l’équilibre des pas de deux, en regard de la forte présence des deux éléments féminins, Julie, l’amoureuse de Liliom, et Madame Moskat, son amante et patronne du carrousel, Neumeier dessine un Liliom puissant, mauvais garçon brutal et déchiré, à la violence zébrée d’éclairs de tendresse, qu’il a confié au danseur le plus agressivement viril de sa compagnie, Carsten Jung, face à une ballerine invitée, la fine Alina Cojocaru, étoile de Covent garden, dont il a voulu mettre en valeur le tempérament dramatique méconnu. En seconde distribution, mais non en second choix, la soirée du 10 décembre montrait le beau et sexy Ivan Urban, dont la violence sèche contrastait avec la douceur d’Hélène Bouchet, star de la compagnie : chacun de ses développés, chacune de ses inclinaisons de tête s’inscrit comme un poème dans l’espace.

Elément glamour aussi attendu qu’inattendu, la nouvelle collaboration de Neumeier avec Michel Legrand, légende française de la musique dite légère, des Parapluies de Cherbourg aux Moulins de mon coeur. L’homme ne faiblit pas, et il montre ici, à la lisière de ses 80 ans, bientôt fêtés avec force concerts et albums, qu’il reste marqué par son apprentissage chez Lili Boulanger. Et ce n’est pas de la musique de charme qu’il a écrite pour ce drame populiste et onirique, mais une alternance de pages à la Sauguet, ou Auric, vigoureuses, sombres et acidulées, jouées par l’Orchestre Philharmonique de Hambourg, que dirige Simon Hewlett,  et de robustes séquences confiées à un bigband de jazz, - celui de la NDR- lequel domine la scène et crée une dynamique de music-hall, mais sans apporter la moindre gaîté : car dans cette histoire d’amour et de  mort, la fatalité qui plane sur de pauvres êtres prisonniers d’eux-mêmes, serre le cœur. Capable d’humour et de grâce légère, Neumeier le dramaturge, traducteur scénique de Mahler et de la Passion selon saint Matthieu de Bach,  a ici amené dans ses filets le ludion de la musique française ! Un mariage piquant et inattendu, tout en subtilité, qui dit l’infinie capacité de renouvellement du maître de Hambourg.

Jacqueline Thuilleux

John Neumeier/ Michel Legrand : Liliom (création) - Hambourg, Opéra, le 10 décembre, prochaines représentations les 19 et 20 décembre 2011 et les 5 et 6 janvier 2012. Rens. : www.hamburgballett.de

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Photo : Holger Badekow
 

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