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Michel Tabachnik et le Brussels Philharmonic - Chants profonds - Compte-rendu
Quand Michel Tabachnik dirige, le compositeur n'est jamais bien loin. Il y a quelques années, le chef d'orchestre suisse avait fait de la quête du « programme idéal » le point de départ d'un excellent essai (De la musique avant toute chose, paru chez Buchet-Chastel). Le concert qu'il vient de diriger à la Cité de la musique pourrait en être l'illustration in vivo. Il ne s'agit pas simplement de saluer l'aisance du chef à se mouvoir d'une époque à une autre, des prémices du romantisme à la création contemporaine, mais surtout d'admirer la remarquable cohérence que ses interprétations donnent à l'ensemble du programme.
L'ouverture Leonore III de Beethoven donne d'emblée le ton, véritable étude pour orchestre. L'accord initial, qui se transporte des vents aux cordes, geste typiquement beethovénien – et profondément novateur –, est rendu avec un consistance, équilibre et transparence, des qualités cultivées par la pratique des timbres du XXe siècle. Suivant à la lettre la partition, Michel Tabachnik en fait cependant une lecture très moderne, très attentive aux jonctions des thèmes.
Dans une telle interprétation, on pourrait presque parler de montage au sens cinématographique du terme. La même comparaison vient à l'esprit pour Le Livre de Job, sa propre œuvre, que Michel Tabachnik donnait ensuite en création mondiale. L'œuvre, cantate longue de près d'une demi-heure, s'ouvre sur un thème répété, obsessionnel et hiératique : tout l'orchestre, couronné par les appels du cor solo, porte le chœur qui clame le poème biblique (dans sa traduction française). Soudain, sitôt que Job prend la parole, ce souffle s'interrompt net, l'harmonie surchargée semble se retourner sur elle-même et la musique épouse désormais la ligne mélodique à nu du baryton.
Cette « coupure nette », qui reviendra à plusieurs reprises, contribue fortement à l'impression dramatique qui se dégage de l'œuvre. Est-ce l'écriture vocale, délibérément aplanie, ou la voix sans projection de Marc Mauillon (qu'on a connu plus vaillant) ? Toujours est-il que le rôle de Job apparaît toujours en décrochage des autres parties vocales. Le ténor Patrick Kabongo semble nettement plus à l'aise dans ses mélismes ingénument archaïsants, et le Jeune Chœur de Paris est magnifique. La soprano Élise Chauvin chante quant à elle avec une endurance confondante le rôle de Sitis, femme de Job : on retrouve dans ce chant convulsif extrême, aux aigus saturés, une caractéristique saisissante de l'écriture vocale de Michel Tabachnik, telle qu'elle se révélait déjà dans Le Cri de Mohim (1991, révisé en 2010).
Pendant l'entracte, la musique continue. En effet, alors que les garçons d'orchestre s'affairent à préparer la scène, Ivo Pogorelich se met au piano, s'exerce, étrange préambule au Concerto de Schumann. Souvent imprévisible dans le tempo comme dans les phrasés, son interprétation renverse par son invention des décennies de tradition trop sage. Les premières notes de l'Intermezzo, dans un tempo vif et surtout débarrassées de tout legato superflu, suffisent à créer une ambiance romantique plus fantastique que rêveuse. Et que dire du finale, mouvementé, où Ivo Pogorelich fait gronder les basses et joue de tous les contrastes, en un jeu de champs et contre-champs. Michel Tabachnik emmène à sa suite le Brussels Philharmonic, avec une vaillance, une intelligence d'accompagnement jamais prise en défaut.
Le programme se refermait sur l'une des œuvres les plus émotionnellement denses du XXe siècle, Un survivant de Varsovie de Schoenberg. Michel Tabachnik obtient de ses musiciens une mise en place rythmique impeccable, qui offre un espace dramatique idéal au récitant (l'excellent Lionel Peintre) et au chœur (le Chœur de l'Armée française, d'une parfaite cohésion et d'une grande clarté, mais peut-être un peu retenu). Et comme dans l'ouverture de Beethoven, les jeux de timbres façonnés par le chef sont fascinants.
Jean-Guillaume Lebrun
Paris, Cité de la musique, le 8 octobre 2014.
Photo © Jean-Baptiste Millot
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