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Musique et Jeune Public (17) - « Tchek ! » au Théâtre des Bouffes du Nord - L’opéra c’est vous !
Le 19 avril, au théâtre des Bouffes du Nord, se déroulera une unique représentation de « Tchek ! », un spectacle original écrit avec la participation de ses interprètes, collégiens, lycéens, primo-arrivants habitant la région parisienne. Pour la deuxième année consécutive, l’équipe artistique de Plein Jour imagine ce travail d’appropriation du répertoire lyrique par des jeunes à la demande des Bouffes du Nord – un projet intitulé « L’opéra, c’est vous ! ». Plein Jour, compagnie créée en 2009 autour du compositeur Franck Krawczyk (photo à dr. ), développe des projets associant la musique à d’autres arts. Après Basta Cosi ! , inspiré par Mozart en 2018, Léos Janáček et son brûlant Carnet d’un disparu, ainsi que quelques mélodies moraves, servent de point de départ au nouveau spectacle.
Pourquoi le choix de Janáček pour cette nouvelle aventure ? Le Carnet [ou Journal ] d’un disparu (1917) – inspiré au musicien par des poèmes anonymes en dialecte valaque parus en 1916 dans un journal de Brno – conte en 22 mélodies l’histoire d’un jeune fermier qui finit par quitter sa communauté car il fait le choix de la tzigane qu’il aime.
Franck Krawczyk pendant les répétitions © Plein Jour
Pour l’équipe de Plein Jour, ce Carnet d’un disparu est un Roméo et Juliette qui finit bien, dont le sujet soulève une problématique toujours très contemporaine : comment vivre un sentiment amoureux pour une personne qui n’appartient pas à sa communauté, tout en gardant un lien avec les siens ; question qui se pose de façon souvent cruciale pour bon nombre des jeunes migrants qui participent au projet. Autre parallélisme avec l’œuvre originale, ces déracinés qui arrivent sur notre territoire sont des gens qui « s’ils sont arrivés ici, ont disparu de quelque part ».
L’opéra est une façon de faire entendre des musiques sublimes tout en suivant le fil d’une histoire. En lien avec l’esprit des Bouffes du Nord, Plein Jour a fait le choix d’un Carnet dont les fils conducteurs – amour impossible, déracinement et identité – résonnent avec les problématiques du territoire et des jeunes qui participent au projet, classe de primo-arrivants au collège Marie Curie dans le 18ème arrondissement, lycéens en établissement professionnel à Montrouge, jeunes du Cepije (Centre paroissial Initiative Jeunes) du 17ème arrondissement, etc. (1)
Le choix de l’œuvre est fondamental pour le compositeur Frank Krawzcyk : « Notre propos, c’est de mettre tout le monde face à un chef-d’œuvre, qui oblige chacun, le professionnel et l’amateur, à tendre vers quelque chose qui le dépasse ; c’est là qu’ils se rencontrent et que l’on crée une situation d’équité. Il est là pour être approché, mais il fédère également à tous les niveaux, offrant à chacun une porte d’entrée qui lui convient. »
D’où vient le titre « Tchek ! » ? « Lorsque deux personnes pensent la même chose en même temps, elles font ce que l’on appelle un « tchek », explique F. Krawczyk. Cela correspond sans doute à l’expression d’une joie profonde, celle de retrouver sans pouvoir l’expliquer réellement, une forme de communion instantanée avec l’autre. C’est ce sentiment–là, qui surgit bizarrement à l’écoute des mélodies moraves, un tchek avec le tchèque qui nous entraîne par Janáček au cœur même de nos racines communes.” Raper, « tchèker » sur la musique de Janáček, jouée au piano par Frank Krawczyk, pourquoi pas, si ce changement de code permet d’entrer plus facilement dans une œuvre ?
© Plein Jour
Depuis octobre, les équipes de Plein Jour et des Bouffes du Nord ont rencontré les jeunes participants dans leurs établissements et travaillé avec eux. La trame narrative de l’œuvre s’ouvre pour laisser la place aux propositions. Au Cepije, les participants, mêlés à quelques jeunes du lycée professionnel semblent apprécier la confiance qu’on leur fait et la valorisation de leur mode d’expression. Certains viennent aux ateliers avec un instrument, ou une musique enregistrée sur leur portable, l’ambiance est particulièrement chaleureuse et les équipes très impliquées : les jeunes rappeurs révèlent les textes qu’ils ont produits sur l’amour impossible, quatre filles ont chorégraphié la musique de Janáček, revisitée de basses et de rythmes, on visionne une vidéo d’une scène de « Tchek ! » tournée dans la rue, et deux jeunes colombiennes apprennent à tous les pas d’une danse de mariage. Franck Krawczyk est au piano et intègre toutes les propositions qui feront entendre leur voix, leur langue, leur propre histoire au fil des quatre tableaux du spectacle qui se construit peu à peu.
Au collège Marie Curie, le professeur de Lettres, Anne Quemeneur insiste sur l’intérêt d’un tel projet pour ses élèves : « L’art lyrique convie les élèves à vivre l’apprentissage d’une langue comme une aventure porteuse d’émotions, de sens et de sensorialité.(…) Il se met au service d’une langue et d’une culture pour lui donner corps et épaisseur et révèle combien c’est un art du vivant, porté par un idéal d’apprentissage humaniste, qui se doit d’être partagé par tous, » remarque-t-elle, soulignant les approches qu’il permet, mélodiques, ludiques et esthétiques.
Sahy Ratianarinaivo (à dr.) & Franck Krawczyk (au clavier) © Plein Jour
Janik, le rôle principal, est tenu par Sahy Ratianarinaivo, un tout jeune ténor professionnel d’origine malgache, formé au CNSMDP et qui, excusez du peu, était la doublure de Michael Spyres à l’Opéra comique dans le Postillon de Lonjumeau. Le chanteur a par ailleurs été très applaudi lors du Printemps de la Mélodie à la salle Cortot, le 31 janvier, dans des mélodies de Lili Boulanger et Camille Saint-Saëns. Ayant lui-même vécu cette situation du départ, S. Ratianarinaivo est très engagé dans le projet ; il est allé à la rencontre des jeunes qui ont découvert avec stupéfaction ce qu’est une voix lyrique. Au côté de la mezzo Marion Vergez-Pascal, qui incarne l’amoureuse Zefka, il chante sept des vingt-deux numéros de la partition de Janáček, des airs qui sont tissés, tout au long du spectacle, dans la trame reconstruite à partir des propositions des différents groupes.
Avec eux, un chœur de femmes amateur, issu de La chorale de la Goutte d’or de l’atelier musical des Trois Tambours (une école de musique implantée dans ce quartier depuis trente ans et qu’ont fondée Patrick et Louise Marty) mêlera ses voix à celles d’autres ensembles, le chœur Ado dièse, des adolescents de l’arrondissement et la chorale d’adultes du centre culturel et social Rosa Parks dans le 19ème arrondissement.
Un spectacle lyrique ne consiste pas seulement en la partie visible sur scène, il est aussi un tissu de savoir-faire complémentaires, indispensables à la production. Ainsi « Tchek ! » permet-il aux jeunes en CAP de peintre-applicateur de revêtements et aux élèves en Bac Pro Gestion et Administration Européenne du Lycée des métiers Jean Monnet de Montrouge de non seulement jouer et chanter mais aussi d’ouvrir leurs qualifications aux domaines de la production artistique : décors, communication, etc.
Au-delà de l’artistique, le projet revêt une dimension humaine essentielle. Dans une vidéo tournée par les jeunes du Cepije, qui suivent le projet et témoignent de son avancée, une élève du collège Marie Curie remercie les artistes : « Je ne savais pas que vous alliez nous accueillir comme ça .Vous nous prenez bien, comme si on faisait partie des vôtres, comme si on se connaissait depuis longtemps », dit-elle. L’art lyrique comme instrument d’intégration ? Ce projet génère une vraie dynamique, entre vécu et culture qui se nourrissent l’un l’autre et rendent le répertoire du passé toujours vivant.
Dominique Boutel
(1) Liste complète des établissements impliqués dans le projet : https://pleinjour.com/tchek/
« Tchek ! » ( Opéra en 4 tableaux, librement adapté du Journal d’un disparu de Janáček)
19 avril 2019
Paris – Théâtre des Bouffes du Nord
https://pleinjour.com/tchek/
Photo © Plein Jour
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