Journal
Nabucco aux Chorégies d’Orange - La force du classicisme - Compte rendu
La foudre n’est pas tombée sur les blasphèmes proférés par le souverain de Babylone face au grand Mur du Théâtre antique d’Orange, prenant ce soir là figure de Mur des lamentations avant de se muer en palais du roi et en temple de Baal.
Le spectacle, entre protestations d’intermittents qui là n’ont pas fait obstruction à son déroulement et la fureur du ciel qui n’a pas permis de générale la veille de la première, a mené sûrement son combat de bruit et de fureur mais surtout de rédemption divine pour l’amour de la liberté humaine. Au puissant symbole brandi par Verdi, qui faisait déjà claquer là l’étendard de l’unité italienne, s’est ainsi ajouté un autre symbole, courageux, de lutte contre un contexte difficile.
Avec un indéniable succès, même si plus de répétitions et moins de mistral eussent sûrement facilité la tâche aux artistes. Au pied du mur, donc, cette grande fresque à laquelle s’applique ô combien la phrase de Verdi, « beaucoup de feu, énormément d’action et de la brièveté, » Nabucco n’est certes pas son chef-d’œuvre, même s’il ouvre l’ère des grands ouvrages dramatiques du maître, mais ici il prend un relief supérieur, d’autant que le metteur en scène, Jean Paul Scarpitta, ne cesse de le fréquenter depuis 2011, date à laquelle il le mit en scène à l’Opéra de Rome sous la direction de Ricardo Muti. Depuis, il l’a repris au Japon où les deux artistes ont reçu cette année un accueil triomphal.
Orange, où Scarpitta a fait ses débuts cet été, est donc comme l’aboutissement d’une longue recherche, de plus en plus épurée pour en dégager les lignes de force de l’œuvre et en extraire la violence initiatique, plus que l’exotisme ou les couleurs orientalisantes. On en garde le souvenir d’un monde plongé dans un brouillard d’affliction, que suggère une douloureuse écriture visuelle déclinée dans un dégradé de gris, du subtil au pesant, recouvrant le mur pour lui donner un surplus d’âme, et ce grâce aux très prenants éclairages de Urs Schönebaum.
© Bernateau
Scarpitta, lui, a cadré la souffrance du peuple juif déporté entre des gardes à moitié nus et tatoués, accentuant ainsi la lourdeur de l’oppression, et ménagé des scènes d’affliction dosées comme des tableaux, en osmose avec la douce musique voulue par Verdi dans le fameux chœur du 3e acte, ou sa quasi-brutalité pour exprimer les oppositions violentes des civilisations et des individus qui s’y débattent. Et il a dessiné lui-même des costumes qui jouent sur les oppositions signifiantes de couleurs autant que de lignes : blanc et noir fluide et sobre pour les hébreux, bleu rappelant celui de la Grande Porte d’Ishtar à Babylone pour les oppresseurs, avec des touches de couleur isolées, une Fenena pulpeuse et innocente en rose, un Nabucco flamboyant dans sa robe rouge, une Abigaille quasiment cuirassée telle une Walkyrie, avant de se féminiser en voiles vaporeux que le vent faisait intelligemment jouer pour habiter l’espace.
Musicalement, l’enjeu est de taille et le chef doit y doser fureur et mélancolie à grands traits appuyés, ce qui ne sera plus le cas dans le Verdi de la maturité, qui ménagera davantage ses effets. Avec Pinchas Steinberg, qui se frottait les mains, sans doute gelées, aux rares moments où il n’agitait pas sa baguette, on n’avait guère de craintes à avoir. On sait l’énergie et la musicalité du chef israélien, ici en territoire presque national, ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs d’être un des grands wagnériens de notre époque. Il a mené l’Orchestre National Montpellier Languedoc-Roussillon avec la flamme et l’intelligence que les difficiles conditions climatiques requéraient, sans parler de l’énorme masse chorale, pour laquelle de nombreuses formations méditerranéennes avaient uni leurs forces.
Et surtout, on a eu sur ce plateau qui a vu défiler les plus fastueuses gloires lyriques, une de ces grandes divas dont on se languit : Martina Serafin, Autrichienne qui sait distiller les hésitations de la maréchale straussienne comme personne aujourd’hui, depuis Renée Fleming, apporte au rôle terrible d’Abigaille une sensibilité, une palette de nuances qui ne font qu’enrichir un personnage dont les aigus surtout sont redoutables. Son geste est théâtral, ample, et prend une dimension antique dans cette tragédie qui ne souffre pas de demi-mesures. Une vraie grande voix, une superbe actrice et ici particulièrement.
Nicolas Courjal © Bruno Abadie
Sa rivale Fenena, la française Karine Deshayes n’a pas démérité avec sa voix fine et pure. On a aussi beaucoup apprécié la stature, la personnalité et la voix riche de Dmitry Beloselskiy, en Zaccaria, prophète impressionnant dans son vaste manteau rayé. En regard, déception pour George Gagnidzé dont le Nabucco statique et sans relief n’a pas donné au rôle la folie furieuse qu’on lui demande, et ce malgré une voix au phrasé extrêmement musical mais manquant de l’ampleur sans laquelle le tyran perd sa vérité. Méforme sans doute, car le chanteur jouit d’une belle réputation. En revanche, les interventions de Nicolas Courjal en grand-prêtre de Baal, ont déplacé la donne, car le chanteur, magnifique, dévorait l’espace sonore autant que visuel. Il n’est que justice de lui confier l’an prochain un récital complet(1) dans le cadre des Chorégies, qu’il marque de son talent depuis 2009.
Jacqueline Thuilleux
(1) Récital Nicolas Courjal, le 1er août 2015, cour Saint Louis.
Verdi : Nabucco - Chorégies d’Orange, 9 juillet 2014
Chorégies 2014, jusqu’au 5 août. www.choregies.fr
Prochain spectacle, Otello de Verdi, dirigé par Myung Whun Chung, avec Roberto Alagna dans le rôle-titre ; les 2 et 5 août 2014
Photo @ Bruno Abadie
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