Journal
Orfeo (Monteverdi) et Flavio (Haendel) au Festival Bayreuth Baroque 2023 – Scènes de la vie de cour – Compte-rendu
La vitalité d’un festival se calculerait-elle à l’aune de ses scandales ? Vu l’ampleur des huées qui ont accueilli la production de l’Orfeo de Monteverdi par Thanos Papakonstantinou, Bayreuth Baroque, à l’égal du son grand frère wagnérien, a de beaux jours devant lui. Il n’y avait pourtant pas matière à s’énerver tant la mise en scène classieuse est d’une élégante intelligence. On se demande d’abord quel est ce personnage, au sourire contraint, entrant en scène à pas menus, dans le silence, une boîte entre les mains. C’est la Musique. On n'entendra pas la toccata d’ouverture, mais sa transposition pianissimi en glockenspiel. Ce même sourire dérangeant, tous les protagonistes des noces l’afficheront. Il est littéralement sardonique.
Forces malignes
Orfeo, revêtu d’une tunique et ceint de lauriers, se présente tel que l’Arcadie le dépeint. Pourtant le poète n’est guère à son aise durant une cérémonie ritualisée comme un mariage peint sur un cassone du Quattrocento. Un mât cruciforme, des phylactères de tulle et une couronne inspirent la chorégraphie stylée de Nadi Gogoulou. Quelles forces malignes entourent Orfeo dans cet espace neutre qu’emplissent les costumes de Niki Psychologiou ? Les uns sont d’une mondanité contemporaine, les autres évoquent le noir de Giovanni Battista Moroni (1520-1578), surdoué portraitiste de la vie de cour. Nymphes et bergers forment un septuor de madrigalistes d’où sortiront les rôles de Pastore, de Ninfa, de Messagiera, de Caronte, de Plutone. On prête grande attention au ténor Yannnis Filias, aux basses Marios Sarantidis et Timos Sirlantzis, à la poignante Sophia Patsi (Messagiera), à l’inquiétante Theodora Baka (Musica) à la suave Maria Palaska (Proserpina).
Le chef Markellos Chryssikos, à la tête des Latinitas Nostra, est en charge de la partie «baroque ». Il opte pour un recitar cantando fortement articulé, qui renvoie parfois aux temps héroïco-polémiques de Nella Anfuso et de Cathy Berberian. La rencontre de ce chant très théâtralisé avec le rôle, ici surnuméraire, d’une Ménade aux onomatopées archaïques (Savina Yannatou), accentue la fascinante frayeur du spectacle. La réunion des chants culmine en un final empli d’une terreur étymologiquement panique.
Habillage heavy metal
C’est la raison principale du chahut. En sus de l’instrumentarium baroque, l’acousticien Panos Iliopoulos a rajouté l’électro à la partition palimpseste. Il l’habille (sans excès) de sons heavy metal, d’échos dissonants, de distorsions à la Max Richter. Chaque chanteur est appareillé, les voix distordues pour d’étonnants effets, par exemple durant l’entrée aux Enfers. On est séduit par la prestation atypique de Rolando Villazón. Le ténor mexicain est un adepte des grands écarts. Cet Alfredo d’anthologie peut être Mime dans Rheingold ou Pagageno avec Yannick Nézet-Séguin. Il s’est déjà montré monteverdien écorché aux côtés d’Emmanuelle Haïm avec son timbre pourvu d’une mélancolique violence. Son Orfeo s’apparente ici à un Pagliaccio antique dont la mise en scène sait contraindre l’expressionisme parfois extrême. Si l’on était avide de sa prestation, on ressort conquis par cette production où le mythe s’incarne avec tant de force.
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Phénomène vocal
L’édition 2023 a également été celle des sopranistes, avec en tête d’affiche Dennis Orellana et surtout Bruno de Sâ, le récent phénomène vocal. Le récital du jeune brésilien, offert dans la baroquissime église Saint-George éclairée à la bougie, a attiré une foule considérable. Est-ce en raison du répertoire choisi, principalement l’école napolitaine avec ses compositeurs oubliés (Giuseppe Sellito) ou anecdotiques tel Riccardo Broschi, le frère de Farinelli, mais nous sommes restés extérieur à la performance. La virtuosité est éblouissante, les aigus, les trilles et autres ornements forcent l’admiration, mais il aura fallu attendre un air sublime de Porpora, le Parto ti lascio de Germanico in Germania, et deux bis haendéliens, pour découvrir la musicalité d’un artiste encore dans le show off d’un retentissant début de carrière. A sa décharge, il n’était guère aidé par le violon de Dimitris Karakantas, konzertmeister de l’ensemble Nuovo Barocco qui n’atteignit la justesse qu’en fin de concert. Amples éloges, en revanche, pour les deux hautbois, tout du long remarquables.
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Une rareté de Haendel
L’autre événement scénique était une rareté de Haendel, son Flavio (photo) de 1723, dans une nouvelle mise en scène de Max Emanuel Cencic, lui-même interprétant le rôle de Guido, personnage central de cet opéra au vitriol. Sous ses aspects légers et badins, l’intrigue s’avère, comme le fut l’Agrippina de 1709, une satire de l’absolutisme. C’est du moins la lecture qu’en fait le contre-ténor croate, devenu un brillant metteur en idées, et en images, de la chose baroque. Sa costumière Corina Gramosteanu propose un univers entre Van Dyck et Hogarth pour ces scènes d’une vie de cour au début du XVIIIe siècle. Voici la saillie royale, le bain du monarque, l’heure du badinage, le medianoche, le temps du chocolat, la reine et son nain.
Un décor paravent se clôt et se déploie selon les besoins de Flavio, monarque fantasque et hautain, joliment joué par le jeune contre-ténor français Rémy Bres-Feuillet, vocalement encore vert. Si l’opéra porte son nom, les intrigues et l’émotion reposent sur Yuriy Mynenko et Cencic sans cesse avilis par le monarque libidineux. Il y a abondance d’amours contrariés avec Teodata (Monika Jägerova) et Emilia (Julia Lezhneva), de féroces enjeux de pouvoir entre leurs géniteurs respectifs, la basse légère (Sreten Manojlovic) et le vaillant ténor (Fabio Trümpy), tous deux incarnant bien plus que de simples seconds rôles. Courtisans tenus en laisse, Lotario et Ugone subissent les caprices royaux, au prix de leur honneur et de leur vie.
Flavio © Clemens Manser
Quand le graveleux sait se faire gracieux
Cencic articule cette tragi-comédie sans temps morts, bourrés de trouvailles où le graveleux sait se faire gracieux. Durant les changements de scène, orchestrés par un majordome régisseur, le Concerto Köln mené à Très Grande Vitesse par Benjamin Bayl, livre un pot-pourri de Water Music, de Concerti Grossi, de William Lawes et de Michel Lambert. Si le cast n’est pas celui des grands soirs (Julia Lezhneva a désormais l’aigu acide d’une Gruberova), la mise en scène emporte la mise. Cette subtile illustration des arcanes de l’opéra seria mêle l’énergie d’un Laurent Pelly à l’érudition d’un Jean-Marie Villégier. Dans la journée, on se sera d’ailleurs précipité au musée de l’Opéra des Margarves, récemment ouvert, où s’expose brillamment l’univers de l’opéra baroque, avec ses architectes (la dynastie des Galli Bibiena), sa fabrique, ses machines, sa sociologie et même ses odeurs ! Pareil lieu, unique au monde, mérite amplement un tel festival.
Vincent Borel
Bayreuth, Théâtre des Margraves - 13 septembre (Orfeo) et le 15 septembre (Flavio). Église Saint-Georges, le 14 septembre 2023
www.bayreuthbaroque.de/programm/
Photo © Clemens Manser
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