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Pamina ou la quête du Graal - Une interview de Sandrine Piau
Drôle, sensible, vive et intarissable sur son métier qu'elle aime avec passion, Sandrine Piau s'est confiée à nous à quelques jours de la première représentation de La Flûte enchantée, présentée sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées du 16 au 26 décembre, sous la direction de Jean-Christophe Spinosi. Elevée au lait baroque, la soprano française chérit Mozart, compositeur qui lui a offert ses plus beaux rôles, notamment sur la scène de l’avenue Montaigne. Après cette nouvelle Pamina, elle retrouvera Haendel en avril prochain pour la rare Theodora. Rencontre avec une artiste en mouvement.
Vous êtes une habituée du TCE où vous avez chanté un grand nombre de partitions et où vous répétez en ce moment la prochaine production de Die Zauberflöte de Mozart. Que représente pour vous ce rôle dans votre carrière et qu'avez-vous appris de Pamina depuis que vous l'avez abordée ?
Sandrine Piau : Pour moi, elle était un peu l'équivalent de Giselle pour les ballerines, une sorte de Graal qui me faisait beaucoup rêver et dont mon professeur, Jacqueline Morin, me parlait très tôt de manière abstraite. Elle était persuadée que je chanterais Pamina et que la mélodie française allait compter. Pour moi qui débutais avec Rameau et Bach auprès de Philippe Herreweghe, cela n'avait guère de sens. Elle m'a enseigné la technique du chant tout en imaginant ce que ma voix allait pouvoir donner dans le futur. Sa très grande ouverture d'esprit m'a permis de préparer des auditions et de choisir avec qui j'allais pouvoir me perfectionner. Son enseignement a été prémonitoire. Au gré de mes rencontres j'ai ainsi pu travailler avec des chefs baroques qui m'ont permis de me plonger dans des univers inconnus. Ils m'ont conduit plus tard vers Mozart et sa Pamina et celle-ci est devenue l'un des rôles les plus importants de ma carrière. La première a d'ailleurs eu lieu au TCE, il y a treize ans, dans une mise en scène de Pierre Constant, dirigée par Jean-Claude Malgoire, avec Topi Lethipuu qui chantait son premier Tamino. Nous avons débuté ensemble sur cette scène et il est très émouvant de nous retrouver quelques années après. J'entretiens une relation tout à fait privilégiée avec cette salle où j'ai souvent chanté des œuvres pour la première fois.
Laurent Pelly qui devait régler la mise en scène de ce spectacle a finalement été remplacé par une équipe composée de William Kentridge, metteur en scène et vidéaste, associé à Luc de Witt et à Sabine Thenhissen, qui ont pour mission de développer un univers personnel pour cette œuvre qui semble avoir résisté à tous les traitements. Comment faites-vous pour construire à chaque nouvelle production un personnage, en vous laissant modeler, tout en ayant forcément une conception bien à vous ?
S.P. : Laurent Pelly a préféré en effet se retirer du projet, faute de temps. Je retrouve donc une production à laquelle j'ai déjà participé à la Monnaie de Bruxelles. Je pense que notre travail est fait de ce modelage constant, ce qui est intéressant ; comme un acteur qui passe entre les mains d'un metteur en scène, nous nous lovons dans la conception d'un autre et confrontons nos personnalités en fonction des traces qui nous sont restées et se sont accumulées au fil du temps. Il y a des choses auxquelles je tiens, c'est évident, mais j'apprécie le fait de pouvoir les faire évoluer face à des visions différentes pour démultiplier les approches. Les metteurs en scène sont là pour nous apporter des idées, des concepts auxquels nous n'avons pas pensé, ce qui n'est pas incompatible avec nos univers et avec ce que nous sommes. C'est pourquoi il y a autant de versions que d’interprètes. Je ne dis jamais directement ce que je veux faire ou ne pas faire de Pamina ; je ne la vois pas comme un être éploré et je veille à ce que la part d'enfance qu'elle manifeste soit toujours présente. Pamina est à la croisée des chemins, entre une mère abusive et un père geôlier, elle doit trouver sa voie, ce qui explique pourquoi elle peut passer subitement comme les adolescents, de l'abattement complet à l'euphorie, de la tragédie, au rire. Les jeunes sont dans cette pulsion souvent incontrôlée de vie. Cela correspond également à ma nature, à la manière dont je bouge sur scène. Les Pamina sont souvent plus matures, mais mon allure colle à la jeunesse de ce personnage. Pour le moment aucun metteur en scène ne m'a empêchée de défendre ces paramètres qui sous-tendent mon interprétation.
Vous avez abordé à ce jour un grand nombre d'héroïnes mozartiennes : Ismene, Servillia, Sandrina, Zaide, Illia, Konstanze, Donna Anna et Pamina. Votre manière de chanter Mozart a-t-elle été influencée par vos expériences de musicienne baroque, qui ont précédées vos incursions chez ce compositeur, et si oui de quelle façon ?
S.P. : Complètement ! La chance que j'ai eue d'aborder le chant par la musique baroque a été capitale, car je suis venue à la musique par la harpe moderne avant d'être projetée dans un monde inconnu que j'ai adoré découvrir. J'y ai appris que la voix est un tout, que l'on doit chanter en fonction de ses partenaires et pas uniquement pour soi, ce qui peut conduire à certains excès. Parfois les adeptes du baroque oublient les impératifs fondamentaux et inaliénables de la technique vocale. Il faut connaître les bons gestes si l'on souhaite transgresser la musique, mais tout cela m'a apporté le sens de la recherche des fondamentaux, m'a permis de comprendre la composition grâce aux traités, aux instruments et aux interprètes de l'époque. Il faut savoir que la créatrice de Pamina était très jeune et que son timbre de voix devait être pur et fluet, contrairement à ce que l’on a pu entendre par la suite. Musicalement le baroque oblige à être très lié au texte, mais en même temps ce répertoire était celui de la liberté, puisque les compositeurs réécrivaient beaucoup en fonction des interprètes dont ils disposaient. Je pense que les chefs-d’œuvre peuvent parfois mourir du trop de respect dont on les entoure. Le baroque est une recherche et une émancipation des habitudes qui sont, par essence, mauvaises.
Ceux qui vous ont entendue au Châtelet en 2010 dirigée par Lawrence Foster vont-ils entendre une Pamina différente avec Jean-Christophe Spinosi ?
S.P. : Forcément. Les options musicales de Jean-Christophe Spinosi sont différentes de celles du maestro Foster, très attaché au beau chant, attentif à cultiver la rondeur. Spinosi nous laisse respirer, tout en s'interrogeant beaucoup, ce qui est intéressant pour que le spectacle reste vivant si longtemps après. Les metteurs en scène osent tout, voire n'importe quoi, mais musicalement dès que l'on aborde le répertoire classique c'est beaucoup plus dur : on ne touche pas à Mozart. Mais vous savez, les « baroqueux » ne le font pas par provocation...
Vous avez eu la chance de pouvoir prendre le train de ce renouveau baroque en participant à de nombreuses résurrections. Est-il facile de revenir à des œuvres du répertoire lorsque l'on vient de s'accaparer des terres vierges, sur lesquelles personne n'est passé avant vous depuis si longtemps ?
S.P. : A enchaîner oui, mais cet exercice relève de la gymnastique, notre corps s'habitue. Il faut surtout éviter de changer totalement la position de la voix, à l'exception de la musique française du XVIIIème française, car on ne chante pas du Rameau comme du Mozart. Je trouve toujours intéressant de revenir au baroque où l'on se retrouve dans un espace de liberté : si j'ai par exemple pu enregistrer le « Ach ich fühl's » de Pamina avec Gottfried von der Goltz (1) au tempo le plus lent possible, je crois que c'est grâce au baroque qui est une colonne vertébrale avec laquelle il est facile de construire des choses un peu folles, qui permettent de ressentir chez Mozart l'évidence de la grâce, de l'équilibre, de la caresse vocale. Le baroque est une échappée, la plus tardive, plus chère à mon coeur, car avant d'y parvenir j'ai été attirée par l'Ecole de Vienne qui m'a procuré des émotions très fortes. J'ai découvert Mozart avec l'ouverture de Don Giovanni et par la vocalité.
Votre voix fine et agile vous a permis d'aborder des partitions du XVIIIème siècle et notamment Haendel. Est-ce à dire que si personne ne vous avait mise en contact avec ce répertoire vous n'auriez pas utilisé vos capacités dans ce registre ?
S. P. : Si je n'avais pas rencontré ces gens je ne serais pas devenue chanteuse, je serais restée cachée derrière ma harpe. J'aimais chanter, mais j'étais lucide ; je suis d'ailleurs allée voir un professeur que j'admirais pour avoir son avis. J'ai chanté Pamina et elle m'a répondu qu'il valait mieux continuer la harpe. J'étais vexée, mais j'ai sans doute mal chanté ce jour-là. J'ai toujours pratiqué la musique chorale et je suis persuadée que j'aurais continué pour le plaisir si ma chance n'avait pas tourné. Mais je n’étais pas folle des voix d'opéra, très vibrées. Ce qui a déterminé mon amour c'est l'approche musicale, qui m'a d'ailleurs conduite plus tard à « déborder » en me dirigeant vers des rôles comme Mélisande, ou des ouvrages comme A Midsummer Night's Dream de Britten. Je trouve à ce propos qu'il y a des corrélations entre la musique baroque et celle du XXème siècle où la voix n'est pas le centre absolu du drame, regardez Mélisande c'est du Lully, du monosyllabique.
A vous voir aussi à l'aise dans La Grande Duchesse de Gerolstein mise en scène par Pelly que dans Les Paladins du tandem Montalvo-Hervieu, on se demande si vous vous êtes déjà fixée des limites. Cette nature clownesque est-elle proche de vous ?
S. P. : J'adore la scène et je peux dire que je suis assez clown dans la vie ; jeune on ne me proposait que des emplois dramatiques, pas vocalement, mais parce que mon physique s'y prêtait. J'avais un air terrible et on ne me voyait que dans des choses tragiques. Un jour pourtant on m'a demandé de faire rire et j'ai accepté Wanda avec Laurent Pelly, qui m'a appris que pour être drôle il fallait être très sérieuse. J'ai pris un immense plaisir à jouer ce personnage de gogolita, bien du terroir, proche des Deschiens ; je dirais même qu'il est plus facile de composer un rôle comique car il s'appuie sur un timing, une construction et une technique extrêmement précis. Tout doit être chorégraphié comme dans les comédies musicales, alors que les rôles qui demandent de l'émotion ne se travaillent pas du tout de la même manière : l'émotion touche l’indicible et malheureusement elle arrive ou pas. Il y a des soirs où l'on pense à sa lessive et le public est en larmes et parfois nous sommes persuadés d'être totalement dedans et ça ne marche pas. L'émotion ne vient pas toujours quand on le désire, alors que le comique vous demande de respecter un cahier des charges.
Quel rapport entretenez-vous avec les costumes que vous devez porter : vous permettent-ils parfois de trouver la clé d'un personnage qui pouvait vous résister ?
S. P. : Il ne faut pas que ce soit la clé, mais ils font partie intégrante du personnage. En ce qui me concerne je suis plus à l'aise lorsque je me retrouve sur le plateau en costume, car ma façon de bouger est assujettie aux robes et aux chaussures que je dois porter. Si vous saviez comme devoir se relever à l'opéra est un supplice permanent ! Nous sommes forcément différents avec nos toilettes car elles nous modifient et nous forcent à devenir quelqu'un d'autre. Certains costumes sont plus ou moins envahissants, je me souviens d'un Jules César où j'étais en paréo ; tout cela influe et conditionne.
Pour quelles raisons une musicienne comme vous, qui aimez vous frotter à des écritures et à des styles différents, a-t-elle toujours refusé de se mesurer à une expérience belcantiste ? Ne me dites pas qu'il n'existe pas un personnage qui ne vous conviendrait pas ?
S. P. : Oui je m'obstine et tous les directeurs qui ont lu ces propos se gardent bien de me faire la moindre proposition en ce sens. Que voulez-vous, je n'aime pas cette musique, je n'y arrive pas malgré la fascination que je peux avoir pour ses interprètes : c'est physique, je m’endors. Je n'ai rien trouvé, même les premiers Rossini. C'est comme le kabuki que je trouve magnifique, mais que je n'arrive pas à intégrer émotionnellement. Bien sur écouter Maria Callas interpréter « Casta diva », ou « Teneri figli » c’est merveilleux, ça vous prend les tripes, mais je ne m'y vois pas et ne comprend pas cette musique.
Vous avez déclaré que le meilleur moyen que vous avez trouvé pour ne pas être « terrassée avant d'entrer en scène », est de vous dire que vous devez y aller pour raconter une histoire dont vous êtes protagoniste. Pourquoi malgré les années, l'expérience et la maturité le trac demeure-t-il ?
S. P. : Alors justement, je ne suis pas si traqueuse que ça, mais on ne sait pas pourquoi certains jours on est pris d'un trac terrible, de manière irraisonnée. J'ai parfois peur du trou de mémoire, mais en revanche mon trac n'est jamais lié à la présence de quelqu'un d'important dans la salle, heureusement. Le trac est pour moi lié à mon état personnel, comme l'émotion et, quand j'ai dit cette chose, je venais de chanter La Pastorale de Charpentier avec Christophe Rousset, il y a plus de vingt ans. Je devais me concentrer avant d'entrer en scène, car j'avais un costume peu pratique. J'étais plus jeune bien sûr et j'avais les jambes qui flageolaient. J'en ai donc parlé à une collègue qui m’a dit que si je pensais vraiment à ce que je disais, je ne devais pas avoir peur. Elle n'avait pas tort, car cela m'a permis d'affronter mon texte et tout aussi ridicule qu'il était, cela m'a sauvée.
Vous avez la chance de pouvoir enregistrer pour le label Naïve, à l'heure où cette pratique est devenue une rareté. Quels sont vos projets ?
S. P. : Je viens d'enregistrer avec Jérôme Correas un album d'airs français du XVIIème qui va de Lully aux pré-classiques, Grétry et Sacchini, à paraître en mars. Ce projet me tenait à cœur depuis plusieurs années et j'ai choisi avec beaucoup d'attention un programme composé d'airs décoratifs et virtuoses. Je suis consciente de la grande chance que j'ai de collaborer avec Naïve depuis mon premier album Mozart gravé en 2001 ; l'ère était déjà à la baisse et la diversité n’était plus de mise. Aujourd'hui à l'exception de Bartoli, ou de Jaroussky, il est pratiquement impossible d’enregistrer. Les majors sont des entreprises commerciales qui doivent faire des bénéfices. Je suis pour ma part très heureuse d'avoir pu signer un contrat pour trois nouveaux albums. Cette relation est unique car elle va à contre-courant du marasme ambiant ; nous sommes indépendants ce qui me correspond tout à fait. Nous sommes d'ailleurs en train de chercher des dates avec Ivor Bolton pour réaliser un album Mozart.
(1) Album d'airs d’opéras de Mozart enregistré en 2001 (Naïve)
Propos recueillis par François Lesueur, le 24 novembre 2011
Mozart : La Flûte enchantée
Les 16, 18, 20, 22, 25, 26 décembre 2011
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.theatrechampselysees.fr
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Photo : DR
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