Journal
Paris - Compte-rendu - Gustav Leonhardt, l’éveilleur
Quatre-vingts ans pour Gustav Leonhardt et toujours la même présence lumineuse, la même force d’évidence chez un musicien qui reste exemplairement discret sur son art. Sans doute, le clavecin demeure la grande affaire de sa vie, mais trop en parler le navre : « pour un musicien, tout est dans l’interprétation et le reste devient vite vain bavardage ; quand on est à son clavecin, on joue, on ne pense plus ! ».
Dans cette carrière toujours plus tournée, avec l’âge, vers l’introspection, les concerts sont les seuls aujourd’hui à faire l’événement, d’autant plus attendus que devenus rares (le disque ayant épuisé quasiment tous ses attraits pour l’intéressé qui dit avoir enregistré à ce jour plus de deux cents albums en solo). Ainsi de son dernier passage à Paris au Théâtre des Bouffes du Nord. A la fois concert-culte et pèlerinage qui a permis de vérifier que le pouvoir de fascination de ce prince du clavier demeurait intact sur le public.
Comme toujours avec Leonhardt, le programme était un modèle d’intelligence, d’abord hommage à l’école française dans ce qu’elle de plus précieux et d’inattendu, avant que les choses ne se canalisent noblement, à l’instigation de Louis XIV, maître de Versailles. Mais aussi salut obligé à Jean-Sébastien Bach, fédérateur et trait d’union incontournable dans l’Europe des « goûts réunis » .
Là, Gustav Leonhardt, apôtre du détail qui sanctifie l’ensemble, est inimitable. Tels le Tombeau de M. Blancrocher et La Suite en ré mineur de Louis Couperin, oncle de François et pur poète dont les songes prolongent sur l’instrument à sautereaux les plus rares inspirations de nos anciens luthistes. Quant à Bach, Leonhardt y rêve, si j’ose dire, à mi-voix, révélant avec des trésors de subtilité, une liberté agogique confondante (après quatre Petits Préludes descendus du Ciel, un choral O Gott, du frommer Gott qui, avec ses partite, fait ressortir la transparence immatérielle de l’écriture du Cantor, outre la charge spirituelle du message).
Reste que cet hommage à Bach n’était qu’escapade, le soliste, passé l’entracte, s’empressant de revenir au Baroque français, l’une de ses passions, avec six « portraits » en musique empruntés à Antoine Forqueray, l’une des dernières gloires de l’école louis-quatorzième (il meurt en 1745). Surtout violiste plutôt que claveciniste, Antoine Forqueray a laissé aussi son nom dans l’histoire comme mari odieux et père brutal. Demeure la qualité de l’œuvre qu’il a laissée, même si, là encore, une tradition négative l’a marqué (les contemporains disaient en effet que si Marin Marais jouait comme un ange, son cadet Forqueray jouait comme un diable).
Toujours est-il que, seulement attentif à la musique, Leonhardt en tire tout le miel expressif et allusif (notons que c’est Jean-Baptiste Forqueray qui fit publier en bon fils oublieux des sévices passés ,ce Livre de Pièces de Violes composées par M. Forqueray le père et mises en pièces de clavecin par Mr. Forqueray le fils). Faire un choix parmi ces miniatures de la plus belle eau est certes chose difficile. Retenons-en pourtant le suspense charmeur de la Sylva, les états d’âme de la Saincy et, tout à la fin, l’étrange ronde obstinée de la Buisson (procureur au Parlement de Paris). Inaltérable et irremplaçable, Leonhardt reste décidément un modèle pour tous les maîtres.
Roger Tellart
Théâtre des Bouffes du Nord, le 17 novembre 2008
Photo : DR
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