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​Peer Gynt au Châtelet – Henrik et Edvard sont dans un bateau – Compte rendu

La cohabitation des deux grands Norvégiens du XIXe siècle est devenue rare : à mesure que presque toutes les grandes figures du théâtre du dernier siècle se sont emparées du texte de Peer Gynt, en assumant la dimension épique de ce spectacle-monde dont le héros parcourt la planète, la figure d’Ibsen en est venue à écraser celle de Grieg.

Equilibre retrouvé

Tandis que la stature intellectuelle du dramaturge s’imposait plus que jamais, il était devenu de bon ton de rejeter catégoriquement cette musique de scène qu’il avait pourtant lui-même voulue. Reléguées au statut d’aimables vieilleries, les différentes pages conçues par Grieg en 1874 étaient devenues, au mieux, une bande-son pour dessins animés ou pour spots publicitaires, et il ne restait plus guère que M le Maudit pour en avoir fait un usage un peu plus prestigieux de Dans le hall du Roi de la montagne. Heureusement, certaines tentatives de réhabilitation avaient vu le jour, comme cette production signée Clarac-Deloeuil-Le Lab, partie de Limoges en 2017 et revue ensuite à Montpellier et Compiègne : cette fois, Grieg et Ibsen restaient tous deux sur le bateau sans que la musique tombe à l’eau, mais l’équilibre s’était inversé au profit de la partition, le texte adapté par Alain Perroux réduisant la pièce à un texte de liaison permettant au public de mieux comprendre le passage d’un morceau à l’autre.

 

Bertrand de Roffignac (Peer Gynt) et les trolls © Thomas Amouroux

 
Double paternité mise en évidence

Il était donc temps de faire pour les deux Norvégiens ce qui avait jadis été fait pour Purcell et Shakespeare (ou Dryden), et les beaucoup plus de vingt ans se rappellent encore l’éblouissement qu’avait été King Arthur en 1995… au Châtelet. Dans cette même salle, judicieusement nommée « Théâtre musical de Paris », Olivier Py a eu l’excellente idée de réunir enfin ceux qu’un passé récent avait désunis, et la réussite du spectacle qu’il a mis en scène (et où il ne s’est réservé que de minuscules rôles à peine parlés) prouve qu’il a eu mille fois raison.
 

Anu Tali © Kaupo Kikkas

La double paternité de Peer Gynt apparaît enfin comme une évidence, la musique s’inscrivant avec un parfait naturel dans le déroulement de la pièce. L’Orchestre de chambre de Paris occupe le fond du plateau, le décor – signé Pierre-André Weitz, forcément – le dévoilant lorsqu’il joue, le masquant lorsqu’il se tait, et la direction alerte de l’Estonienne Anu Tali, à la tête de l’Orchestre de chambre de Paris, restituant à Grieg toute la puissance, la variété et la noblesse de pages que l’adaptation en suites de concert avait en partie contribué à édulcorer.
 

Damien Bigourdan (Le Roi des trolls) et Bertrand de Roffignac (Peer Gynt) © 
 
Prestation stupéfiante

Sans excès, la production reflète avec humour les différents univers que visite Peer (on salue au passage la prestation stupéfiante de Bertrand de Roffignac, pour qui il est sans doute heureux que les représentations prévues n’atteignent pas la dizaine, sans quoi il se consumerait tout entier). Les trolls sont pittoresques à souhait, et l’Afrique donne sans vergogne dans un orientalisme délicieusement kitsch. Autour du rôle-titre, treize artistes jouent, chantent et dansent de façon si fluide qu’on en vient à ne plus savoir s’ils sont plus musiciens que danseurs ou comédiens.
 

Raquel Camarinha (Solweig) © Thomas Amouroux

Le mélomane reconnaît pourtant quelques visages familiers : outre Pierre Lebon, au visage et au corps de caoutchouc, que l’on applaudira bientôt sur cette scène comme metteur en scène et acteur dans le diptyque L’Arlésienne/Le Docteur Miracle créé à Tours (1), outre Damien Bigourdan, aussi excellent en roi des trolls qu’en psychiatre, qui jouait et chantait dans une Traviata revisitée par Benjamin Lazar, on retrouve deux clés de fa, Marc Labonnette et Sévag Tachdjian dans toute une série de figures secondaires. Trois chanteuses lyriques se partagent, en plus de divers personnages parlés, les rôles chantés d’Anitra (Clémentine Bourgoin) et d’Ingrid (Lucie Peyramaure). On savait déjà Raquel Camarinha capable de chanter admirablement le français : la pureté de son timbre convient à merveille à Solveig, et l’on découvre qu’elle est tout aussi apte à jouer la comédie dans sa langue d’adoption. A l’issue de la soirée, on se demande comment l’on a pu vouloir séparer Henrik et Edvard, qui s’accordent si bien dans ce bateau.

Laurent Bury

 

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(1) www.concertclassic.com/article/larlesienne-et-le-docteur-miracle-de-bizet-lopera-de-tours-les-treteaux-de-maitre-georges
 
Peer Gynt d’Henrik Ibsen ; musique d’Edvard Grieg, adaptation en français d’Olivier Py –  Paris, Théâtre du Châtelet, 7 mars ;  prochaines représentations les 8, 9 (15h), 11, 12, 13, 14, 15 & 16 (15h) mars 2025 // www.chatelet.com/programmation/24-25/peer-gynt/

Photo © Thomas Amouroux

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